Septembre 2013 /226

Vous avez dit “former l’esprit critique” ?

Le savoir critique constitue une sorte d’idéal à repenser sans cesse

Plus de 20 ans après l’initiation du processus de Bologne, les universités sont soumises à une logique de compétition de plus en plus forte. Aujourd’hui, le mot d’ordre qui préside à leurs activités scientifiques et d’enseignement est celui de performance. Tant pour obtenir des subsides et des contrats de recherche que pour attirer la clientèle étudiante, on pourrait être tenté de privilégier une recherche mainstream (gage de haut facteur d’impact), de préférence appliquée (garantie de bénéfices et d’accès aux financements privés) et de soumettre encore plus les programmes de formation aux exigences du marché pour pouvoir vanter son taux d’insertion professionnelle.

Sans bien sûr nier l’importance du nerf de la guerre, il importe de veiller à ce que la dimension critique qui fonde en principe la qualité du savoir universitaire ne devienne pas le parent pauvre des efforts de productivité et d’attractivité. A cet égard, on ne peut se contenter de borner la notion d’esprit critique au “dépassement des idées reçues” ; un savoir n’est proprement critique que dans la mesure où il est conscient de son propre mode d’élaboration et de sa propre valeur.

Réfléchir aux modes d’élaboration des savoirs, c’est s’interroger sur les enjeux épistémologiques de ceux-ci : quelle est la place d’un savoir parmi l’ensemble des savoirs (scientifiques et non scientifiques) ? De quels autres savoirs est-il solidaire ? Avec quels savoirs entre-t-il éventuellement en tension ? C’est aussi, en perspective méta, prendre en considération les spécificités méthodologiques et les “limites” du point de vue qui guide chaque savoir et, en perspective métis, prendre en compte les points de vue complémentaires ou alternatifs.

Appréhender, “mesurer” la valeur d’un savoir, c’est se demander quels intérêts il sert, à quel type de progrès il contribue, s’il ré-enchante le monde, s’il permet de le rendre plus juste. Ce travail critique doit compléter la dimension disciplinaire ou “dogmatique” de la science “normale” ou paradigmatique. La relativisation (ou déconstruction) critique d’un savoir entend d’ailleurs moins le contester que l’enrichir.

Cela suppose la promotion de projets forts et ambitieux encourageant les prises de risque (et les mises en situation d’incertitude) scientifique – à revers d’une certaine obligation de résultats – aussi bien que pédagogique, en dépit de l’engagement à fournir des learning outcomes utiles aux clients.

Ces projets peuvent s’appuyer sur des cours d’épistémologie, d’histoire des sciences, d’éthique, de responsabilité sociale… mais ne peuvent s’y limiter. Le développement de la démarche critique demande en effet qu’on s’y attelle dans le plus grand nombre d’occasions, à titre individuel au sein de cours existants (s’interroger avec les étudiants sur les circonstances et questions qui ont fait d’un sujet ou d’une thématique un objet de recherche ; étudier les enjeux théoriques et sociétaux de dispositifs techniques, de pratiques, etc. ; s’intéresser à la contribution de populations à des avancées scientifiques, celles des gays américains dans l’étude du sida par exemple) et à titre collectif dans des dispositifs transversaux et intégratifs (communautés de recherche, modules interdisciplinaires, travail sur/à partir de dilemmes, étude de problèmes ou construction de projets avec des interlocuteurs socialement contrastés, etc.).

La chose est particulièrement claire dans les derniers exemples, le développement de la démarche requiert des aménagements dans l’organisation des enseignements. De manière générale, il nécessite des méthodes de pédagogie participative et en particulier des moments de travail en groupes restreints d’étudiants, favorables à la multiplication des interactions et à la prise de conscience de la diversité des points de vue. Quant aux évaluations, elles doivent pouvoir se départir d’un certain souci d’“objectivité”, qui invite à des examens hyper-standardisés, pour s’autoriser plus d’appréciation globale et assumer une part de (inter-)subjectivité. Les performances d’étudiants “créatives”, “inattendues” et non exclusivement “scolaires” méritent aussi d’être davantage valorisées.

De telles exigences devraient être insérées dans les référentiels de compétence et autres listes de Key Learning Outcomes. Toutefois, le savoir critique constitue une sorte d’idéal à repenser sans cesse, qui engage notre prise de responsabilité et ne peut jamais se satisfaire de la seule conformité à un ensemble prédéfini d’objectifs précis et mesurables. Le normer pour mieux pouvoir le mesurer reviendrait à tuer l’esprit critique.

Des initiatives existent bien sûr déjà un peu partout dans l’Université, mais on peut craindre que, de plus en plus menacées par des exigences grandissantes en matière de rentabilité et d’efficience, elles deviennent moins que jamais des priorités. Recenser et soutenir fermement ces initiatives serait un premier pas pour la promotion d’une Université tout à la fois adaptée à son époque et susceptible de la transformer.

Les membres de la commission “Enseignement d’Université en débat” (www.univendebat.eu)
- Jean-François Bachelet, chef de travaux, Institut des sciences humaines et sociales
- Pr Robert Charlier, doyen de la faculté des Sciences appliquées
- Catherine Delguste, premier assistant, faculté de Médecine vétérinaire
- Pr Bruno Leclercq, faculté de Philosophie et Lettres
- François Mélard, chef de travaux, faculté des Sciences
- Pr Bernadette Mouvet, faculté de Psychologie et des Sciences de l’éducation

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