Janvier 2014 /230

A la conquête de la mémoire

UMNIT utilise les technologies de pointe pour vivifier l’histoire

Il y a trois manières d’écrire l’histoire. La première, qui est aussi la plus traditionnelle, suit le principe de linéarité : il s’agit de l’histoire événementielle. La deuxième, qui se développe surtout à partir du XXe siècle, thématise le passé, ce qui a donné naissance aux dimensions politique, économique, sociale, etc., du récit historique. La troisième est l’histoire géographique, identifiée à un lieu. Mais comme les trois mousquetaires étaient au nombre de quatre, il existe en réalité une dernière dimension de la temporalité historique, la plus récente à vrai dire : la mémoire.

Umnit01Si l’histoire est une portion du passé accessible via les sources, il n’en va pas de même pour la faculté mnésique : celle-ci remonte du passé vers le présent, avec ou sans l’aide des historiens, et est constituée de couches mémorielles se superposant les unes par rapport aux autres. Qui plus est, ces strates sont irriguées par les moments non encore happés par le futur, d’où la difficulté de rendre lisibles les différents méandres et courants de cette irrigation psychique. Car la linéarité d’un discours historique classique – s’arrimant au temps, au thème, à l’espace – ne peut pas rendre compte de manière satisfaisante d’un événement déterminé et des formes variées de son souvenir à travers les générations qui se succèdent. Or ceci est le propre de la transmission de la mémoire.

Les nouvelles technologies, apport essentiel

UMNIT-Logo« Avec l’évolution extraordinaire des nouvelles technologies, observe le Pr Philippe Raxhon, l’heure est venue de concevoir une nouvelle manière d’écrire l’histoire enrichie de ses couches mémorielles et de la rendre accessible à tous, de façon à tendre vers un nouveau paradigme de la compréhension de l’humanité, de son vécu, de ses héritages, de son identité, de son patrimoine. » Soit, dira-t-on, mais comment retrouver son chemin dans les palimpsestes encombrés de la mémoire ? Il est des magmas – quantité de rêves en témoignent – dont il est malaisé de tirer des pépites de clarté. « A cette fin a été mis au point le projet “Universal Memory Network & Information Technology” (UMNIT), poursuit le Pr Raxhon. Ce “Global Memory Project” est sous-tendu par l’idée de rendre à la portée d’un particulier depuis son support informatique, fixe ou mobile, n’importe où dans le monde, l’ensemble de la mémoire de la planète. Ce qui permettra à tout un chacun d’avoir un accès total à la présence du passé. »

Un exemple ? Le lion de Waterloo, trônant sur sa célèbre butte. Si je monte les 226 marches pour le rejoindre, je pourrai de là-haut embrasser du regard le champ de la bataille du 18 juin 1815, mais il y a quantité de choses que je ne verrai pas, parmi d’autres : le ramassage des morts et des blessés le soir après les combats, l’espace campagnard redevenu paisible une fois la fureur guerrière éteinte, la réappropriation des lieux par l’imaginaire des artistes, la succession des monuments érigés sur les lieux, les visiteurs, parfois célèbres, comme Wellington vieillissant, l’installation d’infrastructures touristiques modernes, les commémorations de l’événement, les reconstitutions miniatures ou grandeur nature de la bataille.

RaxhonPhilippe« Le lion de Waterloo, c’est un rugissement et mille résonances. La bataille qui s’y est déroulée il y a deux siècles s’est poursuivie en quelque sorte jusqu’à nos jours », enchaîne le Pr Raxhon. L’événement lui-même et les couches mémorielles, ses héritages réappropriés s’étant superposées depuis son accomplissement, c’est UMNIT qui, grâce aux nouvelles technologies virtuelles de la communication, va y donner accès. Voilà dès lors les sédentaires que nous sommes devenus depuis quelques millénaires appelés, en quelque sorte, à goûter aux plaisirs de nos ancêtres nomades. A cette nuance près que nos pérégrinations à travers le monde se feront sans nous déplacer, assis bien au chaud dans nos foyers super-équipés par la fée numérique. Le règne de l’interaction universelle est ainsi arrivé et l’antique équation mémoire individuelle-mémoire collective en passe d’être résolue. Le défi est de taille : en un mot, si Google Earth a cartographié la planète aujourd’hui, UMNIT va radiographier son passé et la présence de ce passé...

En somme, UMNIT se situe au croisement de la technologie des Systèmes d’information géographiques (SIG), des ressources et des patrimoines mémoriels et de la gestion de banques de données croisées sur une grande échelle. UMNIT anticipe la multiplication constante des banques de données et la croissance technologique en matière de capacité de les faire interagir entre elles sans que ces banques de données aient été nécessairement conçues pour être croisées, et ceci appliqué à l’ensemble des formes de la présence du passé.

Bien sûr, le projet UMNIT implique des partenaires industriels. Ici se situe le rôle d’OSCARS, une entreprise wallonne performante en matière de gestion de banques de données en géolocalisation. Avec OSCARS (qui a reçu en 2012 le prix du meilleur partenaire mondial du géant Oracle), les promoteurs d’UMNIT, – Philippe Raxhon, Veronica Granata et Michel Collot, designer – élaborent le “Protocole UMNIT” qui est le grand défi technologique et scientifique : comment rendre homogènes dans leur exploitation des données mémorielles hétérogènes dans leur état ?* Pas étonnant que la cellule Interface Entreprises-Université suive la gestation de ce projet avec le plus grand intérêt.

Mais ce n’est pas tout. Pour tendre vers une nouvelle communauté de partage du savoir historien et du patrimoine mémoriel universel, un réseau social spécifique s’impose à terme : Universal Memory Network sera son nom, où les internautes pourront communiquer sur des thèmes propres, voire apporter aux banques de données des documents personnels qui dormaient jusque-là dans le silence des caves et des greniers ou restaient enfouis dans quelque coin de vieille armoire. Et, si l’on s’en tient à la seule Grande Guerre dont on va bientôt commémorer le 100e anniversaire du déclenchement, il n’y a pas que les cimetières qui constituent des lieux de mémoire : les places publiques des villes et des villages en sont aussi avec leurs monuments aux morts, chapelets de noms gravés dans la pierre des ans. Pour les tombes américaines où gisent à tout jamais des boys venus mourir en 1944-1945 en Europe, que de données biographiques peuvent être apportées par leurs descendants par le truchement des outils informatiques ! Une merveilleuse capacité d’échanges en perspective…

Parcours mémoriels à foison

A ce propos justement, en ce qui concerne la mise en place d’un cadastre des lieux de mémoire en Wallonie relatif aux deux guerres mondiales, une vaste enquête a été lancée auprès des communes, des provinces et des milieux associatifs par le comité Mémoire et démocratie du Parlement wallon dont Philippe Raxhon est membre expert. Cette initiative devrait aboutir à la réalisation d’un “Atlas numérique des lieux de mémoire et parcours mémoriels en Fédération Wallonie-Bruxelles”, prélude du développement du concept de “Wallonie Région Mémoire” (WRM) que développe UMNIT comme prototype. Sont en gestation aussi, pour configurer les mécanismes, les tracés de plusieurs itinéraires mémoriels : de l’épopée napoléonienne en région wallonne (en vue du prochain Bicentenaire de Waterloo en 2015) et des prisonniers de Breendonk (camp nazi où ont été emprisonnés les déportés politiques belges de 1940 à 1944, thématique initiale combinée à plus long terme avec celle des victimes de la Shoah, soit des millions de trajectoires biographiques).

C’est peu dire que le projet UMNIT est ambitieux. Les différents étages de cette lourde fusée doivent encore se mettre en place; des soutiens et des partenaires sont encore nécessaires et attendus, mais tout laisse à penser que l’engin va bientôt décoller dans les meilleures conditions. D’autant qu’il bénéficie d’une “coupole scientifique” de choix, à savoir le Centre de recherches et d’études sur la transmission de la mémoire de la Fédération Wallonie-Bruxelles, adossé au Mnema-Cité Miroir, et d’une étude préliminaire à sa création menée par Veronica Granata, docteur en histoire de l’université de Rome La Sapienza et chercheuse à l’ULg. Il est aussi, on l’aura compris, le fruit gorgé de promesses du Pr Raxhon qui estime que « pour aller de l’avant, il convient d’initier des contre-cycles dans un cycle de crise comme le nôtre ». Il aime également à rappeler que la prononciation française du sigle UMNIT a la résonance du mot “humanité“...

* UMNIT a aussi noué des liens avec une autre entreprise wallonne de pointe, la société Geolives, spécialisée dans la conception d’applications de géolocalisation pour le web, les smartphones et les tablettes comme iPhone, iPad et Windows Phone. Geolives a reçu en 2012 le 1er prix du concours Géoportail organisé par IGN France.

Informations sur les sites http://www.ctm-gmp.net/accueil.html et http://www.umnit.be/UMNIT/SOON.html

Henri Deleersnijder
|
Egalement dans le n°269
Éric Tamigneaux vient de recevoir le prix ACFAS Denise-Barbeau
D'un slogan à l'autre
Résultats de l'enquête auprès de "primo-arrivants" en faculté des Sciences
21 questions que se posent les Belges
Le nouveau programme fait la part belle à l’histoire de la cité
Panorama des jobs d'étudiants