Avril 2014 /233

Mémoire

Les jeunes face au génocide des Juifs

GrandjeanGeoffreyUne étude qualitative* s’est intéressée au rôle de la transmission de la mémoire du génocide des Juifs dans la socialisation politique des jeunes (16 à 18 ans). La recherche, menée par Geoffrey Grandjean, chargé de cours adjoint au département de science politique, s’est articulée autour de deux séances de discussion menées auprès d’une centaine de jeunes Belges francophones issus de différentes écoles et répartis en huit groupes.

Expressions sociales et politiques

L’ouvrage est structuré autour des trois fonctions de la mémoire collective : la fonction cognitive de transmission des connaissances, la fonction d’investissement émotionnel par la reviviscence et la fonction réflexive qui permet de tirer les enseignements du passé. Une partie est consacrée aux expressions sociales. Le chercheur montre notamment que la transmission du génocide revêt une finalité normative d’éducation (“pour ne pas oublier”). Du point de vue émotionnel, le sentiment principal est celui du choc, parfois si vif que certains jeunes se raidissent face au sujet. Ces réactions mènent à l’adoption de valeurs morales comme le respect de l’être humain, ainsi qu’au rejet des partis extrémistes et des idées haineuses qu’ils véhiculent.

La dernière partie, plus volumineuse, envisage les expressions politiques. Plusieurs constats interpellent. Les jeunes se méfient des hommes politiques, qu’ils associent à des menteurs ou des manipulateurs mais, en revanche, vouent une confiance aveugle envers les institutions internationales – comme l’ONU ou l’Union européenne – et envers le système démocratique. Selon eux, la démocratie, les droits et libertés de chacun, ainsi que la capacité d’intervention collective des institutions internationales rendraient quasiment impossible l’émergence de tout processus génocidaire futur. Paradoxalement, cette confiance s’accompagne d’un sentiment d’impuissance politique. « Ce paradoxe m’a étonné, se souvient le chercheur. Ils sont confiants envers un système politique sur lequel ils s’estiment incapables d’agir. Sans doute cette confiance leur évite-t-elle de vouloir le modifier. » La seule incidence politique qu’ils se reconnaissent est celle du vote, rappelant la mobilisation contre Jean- Marie Le Pen au second tour des présidentielles françaises de 2002.

Plus interpellant encore, le manque de connaissances dont ils font preuve. Définir l’ONU, l’Union européenne, l’extrême droite ou l’extrême gauche, distinguer subtilement démocratie et totalitarisme, ou encore cerner les processus sociaux menant à un génocide relèvent du flou “artistique”. En d’autres mots, les jeunes, incapables de définir ce qu’ils acceptent ou rejettent, empruntent sans le comprendre un discours qu’ils pensent devoir tenir.

L’auteur pointe le rôle prépondérant de l’émotion dans la transmission de la mémoire du génocide des Juifs en analysant d’abord les vecteurs de socialisation. Jugée trop théorique, l’école peine à remplir ce rôle. La famille, par contre, est un vecteur plus efficace, mais ce sont les films qui arrivent en tête des citations : ils permettent une identification facile aux victimes, en dépit des approximations historiques évidentes que tolère la fiction. Les lieux de mémoire comme les camps de concentration et d’extermination sont, quant à eux, sources de déception. « Quand ils arrivent sur place, raconte Geoffrey Grandjean, il fait souvent très beau, l’herbe a repoussé, il y a une forme de quiétude et de beauté du paysage en rupture avec l’image que les jeunes s’en étaient faite. Ils considèrent que les visites devraient se passer en hiver, pour faciliter le processus de reviviscence. Pourtant, la saison la plus difficile à supporter dans les camps, c’était l’été. »

Limites de l’émotion

Grandjean-JEGEJU-CoverL’émotion façonne le rapport au génocide. Ajoutée à la contrainte du devoir de mémoire, elle crée chez les jeunes un mécanisme de rejet manichéen qui ressemble à un réflexe pavlovien. « Il y a une contrainte sociale à travers le devoir de mémoire, un discours qu’il faut tenir et qui est adopté par les jeunes. Mais leur opinion ne se construit pas sur une réflexion. Je pense qu’il est primordial de ramener une part de connaissance, de penser le caractère historique et politique du génocide, explique le chercheur. Il faut analyser l’interaction entre l’individu et le collectif pour déceler les mécanismes de pouvoir mis en place. Qu’est-ce qui pousse quelqu’un à fermer la porte d’une chambre à gaz en n’en assumant aucune responsabilité ? Pourquoi de brillants intellectuels sensibles à l’art ont-ils pu se muer en hauts dignitaires nazis évoquant froidement l’extermination des Juifs ? »

Il semble donc urgent de repenser les différents aspects de la transmission de la mémoire pour mieux comprendre les tenants et aboutissants du génocide des Juifs. En cherchant un équilibre entre les trois fonctions de la transmission de la mémoire, Geoffrey Grandjean esquisse un mode plus réfléchi, bien loin du devoir de mémoire imposé aujourd’hui.

* Geoffrey Grandjean, Les jeunes et le génocide des Juifs. Analyse sociopolitique, De Boeck, Bruxelles, 2014.

Philippe Lecrenier
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