June 2014 /235

Un siècle plus tard

La place du 20-Août, lieu de mémoire

1418-4Beaucoup de Liégeois – et la plupart des étudiants probablement – passent quotidiennement devant la place du 20-Août sans savoir qu’elle portait autrefois le nom “de l’Université”. C’était avant l’Armistice. Immédiatement après, le Conseil communal de Liège a en effet décidé, le 30 décembre 1918 précisément, de rebaptiser les lieux en mémoire d’un drame : l’exécution de 17 Liégeois par les soldats allemands, le 20 août 1914.

Alors que les commémorations de la Grande Guerre auront commencé en Belgique et ailleurs, cinq historiens de l’ULg – Catherine Lanneau, Christophe Brüll, Christophe Bechet, le Pr Philippe Raxhon et le Pr honoraire Francis Balace – ainsi qu’Yves Dubois, historien de l’art, invitent le grand public à une matinée de conférences intitulée “Comprendre les événements du 20 août 1914” dans la salle académique, le mercredi 20 août prochain (voir programme).

Man hat geschossen

Après une introduction générale du Pr Balace sur l’invasion allemande en province de Liège en août 1914, Christophe Bechet, chargé de recherches au FNRS, relatera l’enchaînement des faits : « Au lendemain de la chute des derniers forts liégeois (16 août), des troupes allemandes du 39e Régiment d’infanterie de réserve arrivent à Liège. Elles furent logées dans les locaux de la Société de l’Emulation et de l’Université, et dans plusieurs rues avoisinantes. Plusieurs témoignages indiquent que les caves à vin des maisons bourgeoises furent rapidement pillées par les militaires et que, le 19 août et surtout le 20, la plupart de ceux-ci étaient complètement ivres. Dans la soirée du 20 août, vers 22h45, pour une raison encore mystérieuse, on pense qu’un soldat allemand tira un ou deux coups de fusil d’une fenêtre du premier étage de l’Emulation dans la direction de l’Université, ce qui déclencha une fusillade générale. Plus ou moins au même moment – certains témoins belges disent que ce fut un peu avant le coup de feu –, un incendie ravagea les locaux de l’Emulation, un incendie volontaire difficilement compréhensible puisque le local était occupé par des soldats allemands. »

20Aout-GobertLes Allemands, persuadés que des francs-tireurs se cachaient partout dans la ville, enfoncent alors les portes de maisons situées place Cockerill et place de l’Université. 16 hommes, parmi lesquels cinq Espagnols, furent conduits au pied de la statue André Dumont et fusillés les uns après les autres, séance tenante. L’un d’entre eux du nom de Fléron, blessé à plusieurs reprises, survécut néanmoins en faisant le mort… Conformément aux instructions qui préconisaient de détruire les maisons abritant des francs-tireurs, les soldats boutèrent le feu à plusieurs bâtiments : 16 immeubles de la place de l’Université et trois autres situés place Cockerill furent ainsi complètement réduits en cendres. Deux femmes, Marie Lecrenier et Jeanne Dumonceau, qui s’étaient réfugiées dans une cave, périrent dans les flammes. Au total, on dénombra 17 morts aux alentours de l’Université. Mais les violences continuèrent : un canon placé au quai des Pêcheurs (actuel quai Van Beneden) bombarda les immeubles du quai Sur-Meuse, éventrant cinq maisons. La fusillade se propagea jusqu’à la place Saint-Lambert où deux familles habitant le café Banneux furent la cible des représailles allemandes. En Outremeuse, 35 bâtiments du quai des Pêcheurs et de la rue de Pitteurs furent détruits. En tout, 30 civils perdirent la vie.

1418-1« Pour expliquer leurs exactions, les Allemands prétendirent que le coup de feu de la place de l’Université avait été tiré depuis le premier étage de la maison des Espagnols, où habitaient des étudiants russes (“Man hat geschossen”). En réalité, la psychose des francs-tireurs et l’ivrognerie d’une partie des soldats sont très certainement les causes essentielles des événements », pense Christophe Bechet qui reviendra, lors de la matinée d’étude, sur les violences perpétrées en région liégeoise.

20AoutCet épisode dramatique fut ressenti très douloureusement par les Liégeois, ce qui explique la rapidité avec laquelle, dès le lendemain du retour de la paix, les autorités communales décidèrent de rebaptiser la place. En 1922, un monument aux morts (de Jules Berchmans) fut inauguré par le roi Albert dans le hall de l’Université, devant l’entrée de la salle académique. Deux ans plus tard, à l’initiative du groupe “Les XXI, souvenir liégeois”, un bas-relief d’Oscar Berchmans (le cousin de Jules) fut apposé contre la façade du bâtiment, au coin de la place Cockerill. Yves Dubois, assistant en histoire de l’art, analysera le thème iconographique de ce bronze et le texte gravé ; il s’attardera aussi sur l’identité des généreux donateurs tout en s’interrogeant sur l’utilité de pareil mémorial.

1418-3Catherine Lanneau, chargée de cours au département des sciences historiques, reviendra sur le souvenir des événements d’août 1914 à Liège, tant dans l’opinion publique que dans le monde politique. Comment a-t-on commémoré ce mois tragique dans la Cité ardente ? Avec quelle intensité et quels acteurs ? Les dates anniversaires (1924, 1939, 1954, 1964, 1969) constituent une sorte de fil rouge chronologique pour noter l’évolution des mentalités au travers d’une histoire complexe, celle des relations de voisinage entre Belgique, Allemagne et France. La mémoire d’août 1914 ne peut être la même en 1939, à la veille d’une nouvelle conflagration européenne que Liège redoute plus que tout autre ville belge, et au coeur des années 1960, à l’époque de la construction européenne, de la réconciliation belgo-allemande et de la remise en cause de l’Etat belge unitaire.

1418-2Les conséquences diplomatiques

Pour Christophe Brüll, chercheur qualifié au FNRS, « la Première Guerre mondiale constitue sans aucun doute le moment charnière dans les relations belgo-allemandes, la grande césure. La violation de la neutralité belge et les atrocités perpétrées contre la population civile modifièrent profondément la perception de l’Allemagne par l’opinion publique belge. » Le chercheur montrera ainsi que, même après 1945, le souvenir de la Grande Guerre reste vif : « En 1952, lors de la constitution de la Ceca, on évoqua la possibilité d’installer son siège à Liège. Le refus des Allemands s’explique aussi par le souvenir de 1914 et la crainte d’une “germanophobie liégeoise”». Le chercheur analysera dans sa conférence les répercussions politiques, culturelles, mémorielles et scientifiques des exactions commises au début de la Première Guerre mondiale sur les relations entre les deux pays voisins.

Enfin, le Pr Philippe Raxhon conclura la matinée par une réflexion sur les enjeux que recèle ce centenaire, tant au niveau local que national et international. « Pourquoi l’actualité de la Première Guerre mondiale est-elle encore ressentie comme telle aujourd’hui, et pourquoi est-elle mobilisatrice d’énergies diverses? », s’interroge le professeur. En somme, que peut nous dire en ce début du XXIe siècle la présence du passé de la Grande Guerre?

Programme de la journée du 20 août

• 9h30-13h30 : “Comprendre les événements du 20 août 1914”, matinée de conférences, à la salle académique de l’ULg, place du 20-Août 7, 4000 Liège.
• 17h30 : Les trois serments, projection du docu-fiction de Jacques Donjean, sur un scénario du Pr Philippe Raxhon, à 17h30, à la salle académique.
• 19h30 : Cérémonie de commémoration place du 20-Août.
• 20h : Concert commémoratif, par l’ensemble Quartz, au Théâtre de Liège, place du 20-Août 16, 4000 Liège.

Voir aussi le dossier à la page www.ulg.ac.be/1418

 

Patricia Janssens
Photos © J.-L. Wertz
Photos anciennes © Collections artistiques de l'ULg
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