Septembre 2014 /236

Après les friches industrielles… les friches religieuses?

Un monument exceptionnel doit-il absolument rendre un service à la société?

En octobre dernier, le World Monument Fund inscrivait l’église Sainte-Croix sur sa liste bisannuelle des monuments en danger de par le monde – le site Culture y a consacré un article à l’époque* –, symptôme d’un phénomène massif qui nous amène à poser cette question un peu provocatrice dans notre titre. De la même manière que se pose, dans notre ère post-industrielle, la question du devenir des usines, charbonnages, terrils, etc., qui tout en étant fonctionnellement désuets continuent d’assumer un rôle de balise de nos paysages ainsi qu’un rôle identitaire et plus généralement symbolique, les églises souffrent aujourd’hui de ce qu’il faut peut-être appeler un contexte post-religieux.

Les sociologues des religions ont, du moins, clairement identifié ce phénomène de désaffection en Belgique et dans quelques autres pays européens, pour ce qui concerne la pratique de la religion chrétienne. Cette transformation des mentalités engendre un “sous-emploi” des églises, qui oblige les autorités religieuses à prendre des mesures de rationalisation conduisant à l’abandon de certains édifices. Or le “cadastre” qui semble aujourd’hui à l’ordre du jour dans l’église catholique ne répond pas nécessairement aux mêmes priorités que celles du monde patrimonial : l’attachement des fidèles à leur église et le dynamisme d’une paroisse ne vont évidemment pas toujours de pair avec la valeur monumentale de l’édifice. Pourtant, dans ce contexte de crise, il est certain que des choix devront être faits : mais selon quelle(s) logique(s) ? Le pluriel, que nous utilisons à dessein, souligne la multiplicité des enjeux : en tant que signe, le clocher ne fonctionne pas de la même manière pour le chrétien qui y reconnaît un appel au rassemblement, le badaud qui y voit un repère urbain et l’amateur d’art qui l’appréhende comme un artefact.

Si dans cette logique de rationalisation on s’est habitués à voir les friches industrielles reconverties en choses aussi diverses que des lofts, musées, bureaux ou lieux de culture – la friche Belle de Mai à Marseille par exemple –, le même phénomène appliqué aux églises reste plus problématique. Toute reconversion entre inévitablement dans un jeu de glissement de sens et de rhétorique tel qu’Umberto Eco l’a montré dans La structure absente. Mais au caractère “branché”, plutôt innocent, des réaffectations du patrimoine industriel s’oppose une rhétorique de la provocation, qui joue plus ou moins finement – ou pas du tout ! – sur la transgression de la dimension sacrée. C’est ainsi qu’à côté de librairies, archives ou centres de quartier, existent des détournements qui posent question comme un supermarché, un hôtel… et même une boîte de nuit ou un stand de tir (!), où la recherche de l’effet de sens nous paraît frôler clairement le hors-jeu, moralement s’entend.

Mais le phénomène fait surgir des questions encore bien plus délicates. Il y a un an, l’inscription de l’église Sainte- Croix sur la liste du World Monument Fund a manifestement jeté un pavé dans la mare, en montrant les limites d’une politique patrimoniale wallonne qui peut reconnaître à un monument une valeur “exceptionnelle” – l’église Sainte-Croix a rejoint la liste du patrimoine exceptionnel de Wallonie en 1999 – tout en n’ayant pas les moyens d’engager un véritable plan de sauvegarde. On opposera bien sûr à cette critique, à juste titre, les contraintes budgétaires et le manque d’initiative des propriétaires de l’église. Mais en amont de ces  considérations pragmatiques, le cas de l’église Sainte-Croix ne questionne-t-il pas, plus fondamentalement, le concept de “conservation intégrée” qui guide – depuis la Déclaration d’Amsterdam de 1975 – les politiques patrimoniales européennes ? Face à l’élargissement de la notion de patrimoine incluant désormais, en plus des classiques monuments, l’architecture “mineure” et de nouvelles catégories telles que le patrimoine industriel, ces politiques préconisent un rôle “actif” du patrimoine dans la société. Pourtant, cet utilitarisme bien compréhensible lorsqu’il s’agit de trouver les moyens de conserver une architecture dont la valeur ne s’apprécie qu’à l’échelle de la ville ou même, actuellement, du territoire, ne nous a-t-il pas fait oublier qu’en dehors de services purement fonctionnels, la sauvegarde de certains monument trouve peut-être tout simplement sa justification dans des valeurs non-marchandes telles que l’histoire et – oserait-on le dire – l’art ?

En mars dernier, nous avons proposé aux étudiants de la faculté d’Architecture et du master complémentaire conjoint en conservation-restauration d’appliquer à l’église Sainte-Croix une variété de scénarios, allant de l’abandon, au risque de la ruine, à la réaffectation en centre de rock alternatif. Nous espérons que cette démonstration par l’absurde suscitera un débat critique et constructif, car des questions urgentes se posent.

Peut-on raser tout simplement les églises ? Méritent-elles au contraire d’être toutes conservées ? Comment opérer la sélection et selon quel point de vue ? En tant que monument intentionnel, au sens d’Aloïs Riegl du terme, une église est-elle susceptible d’accueillir n’importe quel type de fonction ? Quelles fonctions sont les plus compatibles avec l’esprit du lieu, tant du point de vue de l’église que de celui des fidèles, des badauds et des amateurs d’art ? Plus fondamentalement, un monument exceptionnel doit-il absolument rendre un service (fonctionnel) à la société au-delà de sa simple existence ?

HoubartClaudineDawansStephaneNous avions, en introduction, osé un parallélisme entre friches industrielles et friches religieuses. Cependant le rapprochement, pour stimulant qu’il puisse être, met rapidement en évidence des différences fondamentales qui montrent qu’en matière de patrimoine, la clarification des concepts et la définition des valeurs est essentielle : une leçon que nous devons encore à Aloïs Riegl. Il nous semble qu’en tant que monument intentionnel, donc “patrimoine a priori”, les églises posent d’autres types de problèmes face aux réaffectations que les usines dont les valeurs patrimoniales sont acquises a posteriori et qui opposent une résistance moins forte au glissement de fonction et de sens. A méditer...

Claudine Houbart et Stéphane Dawans
chargés de cours faculté d’Architecture de l’ULg

* www.culture.ulg.ac.be/sainte-croix2013

Du lieu de culte à la boîte de nuit : que faire de nos églises au XXIe siècle ?

Le mardi 14 octobre à 20h30, café politique, avec Mathieu Piaveaux (UNamur), Pierre Paquet (ULg), Didier Croonenberghs (frère dominicain) et Pierre-Yves Kairis (Irpa). Débat animé par Jérôme Jamin, à la brasserie Sauvenière, place Xavier Neujean, 4000 Liège.

Quel futur pour nos églises ? Le cas de la collégiale Sainte-Croix à Liège

Le mercredi 15 octobre à 12h30, dans le cadre des “Rendez-vous urbains” organisés par la MSH, présentation des résultats du workshop réalisé par les étudiants de la faculté d’Architecture (ULg), sous la supervision de Claudine Houbart. Avec Mathieu Piavaux (UNamur) et Claudine Houbart, à l’Espace Opéra ULg (galerie Opéra), place de la République française, 4000 Liège.
Réservation vivement souhaitée par courriel msh@ulg.ac.be

 

|
Egalement dans le n°269
Éric Tamigneaux vient de recevoir le prix ACFAS Denise-Barbeau
D'un slogan à l'autre
Résultats de l'enquête auprès de "primo-arrivants" en faculté des Sciences
21 questions que se posent les Belges
Le nouveau programme fait la part belle à l’histoire de la cité
Panorama des jobs d'étudiants