December 2014 /239

Au sujet de la “collaboratique”

Comment l’intelligence collective émerge-t-elle ?

LeclercqPierreDans la société interconnectée d’aujourd’hui, de nombreuses activités de service tentent, avec des succès mitigés, de mettre en oeuvre les technologies de communication disponibles pour développer leurs nouvelles pratiques collaboratives. Devant leur questionnement, il s’avère utile de redéfinir la notion d’intelligence collective dans ce contexte contemporain instrumenté.

A cette fin, le consortium pluridisciplinaire “Collaboration médiatisée multimodale naturelle” (Common) a bénéficié des ressources d’une action de recherche concertée (ARC) depuis 2011. Ce projet original a fédéré une quinzaine de chercheurs issus de différents départements de l’ULg* : Common a développé une recherche scientifique sur l’analyse des caractéristiques multimodales de la collaboration en activités complexes. En particulier, il a étudié le rôle des images et des traces graphiques dans la communication verbale et non verbale en collaboration synchrone distante, dans les domaines de la conception architecturale et du diagnostic médical.

Le travail de l’équipe a porté sur des questions qui concernent ce que le Pr honoraire Jean-Marie Klinkenberg appelle la “synergologie” ou “collaboratique” : comment les représentations verbales, visuelles, gestuelles et graphiques contribuent-elles à la construction d’un sens partagé au sein du travail collectif ? Comment ces activités font-elles émerger l’intelligence plurielle ? Pour répondre à ces questions, le consortium a mis en oeuvre de nouvelles méthodes d’analyse des pratiques collaboratives, en se basant sur de multiples observations de pratiques professionnelles réelles et en articulant des analyses quantitatives avec d’autres, qualitatives et énonciatives (analyse des textualisations des activités collaboratives : photos, enregistrements vidéos, prises de notes, notations).

L’objectif de ces quatre années de travail commun a été double : comprendre comment fonctionne la multimodalité énonciative (verbale, gestuelle, graphique) dans les échanges lors des réunions de travail (à la fois en coprésence et à distance) et étudier dans quelle mesure les objets eux-mêmes (les annotations, les croquis, les maquettes mais aussi les outils, comme la visioconférence par exemple) opèrent dans l’articulation entre acteurs humains. La démarche adoptée par le projet Common a été de considérer ces objets comme des acteurs à plein titre, en distinguant les objets en train de se construire au sein de la communication, les objets permettant cette même communication, eux aussi produits par des pratiques collaboratives antérieures, et les objets-résultats de l’action collaborative.

Une conception large de la rhétorique, entendue comme la pratique qui consiste à négocier l’occupation des espaces interpersonnels, à les réaménager et donc à produire des médiations, a permis d’analyser les rôles de ces objets mais aussi la gestion de l’espace de travail, plus ou moins partagé, et du pouvoir dans les relations de travail. La réflexion sur la communication et ses articulations avec la coopération et la collaboration a donc été un élément essentiel dans les recherches menées dans le cadre du projet. Le défi a été d’étudier la manière dont toutes ces composantes de la communication, selon le degré d’instrumentation de celle-ci, “prennent ensemble”, afin de composer une intelligence collective.

Arrivé au terme subsidié de sa recherche, le consortium a organisé, fin septembre dernier au château de Colonster, un symposium international de clôture, intitulé “Common’14 : Communication multimodale et collaboration instrumentée : regards croisés sur énonciations, représentations et modalités”.

Ce fut l’occasion de présenter une partie des résultats du consortium liégeois : quatre thèses en cotutelle, quatre recherches postdoctorales, une plateforme logicielle innovante d’analyse d’interactions collectives (Common Tools), ou encore un nouveau cycle de séminaires d’analyse des processus collaboratifs. Ce fut aussi l’occasion d’accueillir les partenaires scientifiques et professionnels qui composent aujourd’hui le nouveau réseau de recherche sur l’analyse des pratiques collaboratives créé par l’UL g, université Paris 8, ESSTED Tunis, université de Montréal et université du Québec à Montréal.

Mais la principale innovation du consortium est d’avoir pu expérimenter en son sein une nouvelle “rhétorique interdisciplinaire” : au-delà de la rhétorique étudiée par le projet, celle de la médiation interpersonnelle, interspatiale et inter-instrumentale, une rhétorique transdomaines a en effet émergé du travail partagé entre les chercheurs issus d’horizons et de pratiques initialement très différents. L’articulation du vocabulaire, des points de vue, des pratiques de cinq disciplines différentes, voire opposées, fut un des principaux enjeux de ce projet et une de ses plus grandes réussites. Collaborer sur la collaboration ou, à l’instar des drawings hands de Maurits Cornelis Escher, comment Common a réussi sa mise en abyme !

Pierre Leclercq
(avec la collaboration de Maria Giulia Dondero, Jean-Marie Klinkenberg, Marie Roosen, Anne-Sophie Nyssen et Pierre Bonnet)

* Sciences de l’ingénieur (LUCID-Lab for User Cognition and Innovative Design, qui a coordonné le programme scientifique), de la linguistique et de la sémiotique (sciences du langage et rhétorique), de la psychologie du travail et des sciences cognitives (Laboratoire d’ergonomie cognitive et d’intervention au travail-Lecit), de l’architecture (architecture et société) et de la médecine (anatomie humaine systématique).

Voir le site www.lucid.ulg.ac.be/www/research/common

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