December 2014 /239

Chronique d’une crise annoncée

Points de vue sur les manifestations et grèves nationales

Le 6 novembre dernier, une manifestation nationale, emmenée par un front commun syndical, a rassemblé quelque 120 000 citoyens dans les rues de Bruxelles. D’autres actions ont eu lieu à la fin du mois et une grève générale est prévue pour le 15 décembre. Objectif : marquer un désaccord clair avec la politique gouvernementale annoncée. Le 15e jour du mois a demandé aux économistes Pierre Pestieau et Bernard Jurion, au politologue Pierre Verjans ainsi qu’aux sociologues Marc Jacquemain et Bruno Frère de porter un regard sur cette levée de boucliers. Tentatives de décryptage.

Réforme de la sécurité sociale

PestieauPierreInterrogé sur le climat ambiant, le Pr émérite Pierre Pestieau (HEC-ULg) contextualise. « J’aimerais rappeler trois faits : notre sécurité sociale (et particulièrement le système de retraite et l’assurance maladie) doivent être réformés au plus tôt ; la dette publique belge doit être réduite structurellement pour que notre Etat-providence soit financièrement soutenable ; le chômage des jeunes et des aînés est insoutenable et la pauvreté tout autant. Face à ces trois faits, mon sentiment est qu’il faudrait réformer de suite notre sécurité sociale, retarder la lutte contre les déficits en s’engageant sur un programme d’investissements publics de préférence mais pas nécessairement en coopération avec les autres pays européens. Cela permettrait de relancer la croissance, ce qui devrait stimuler l’emploi et donner à l’Etat les moyens de maintenir ses programmes d’aide aux plus défavorisés. Cet arrêt dans la politique de redressement budgétaire devrait être limité dans le temps. » Le gouvernement actuel va-t-il dans cette direction ? « Oui, dans une certaine mesure, pour ce qui est de la sécurité sociale ; non pour ce qui est du soutien de l’activité et de l’empathie pour les laissés-pour-compte de notre société. » Le gouvernement précédent avait-il pris cette direction ? « En partie seulement. Il n’a pas réussi à réformer la sécurité sociale et, s’il a autorisé une augmentation des dépenses publiques plus élevée qu’ailleurs, ce n’était pas en direction d’investissements pour l’avenir et c’était au prix d’une augmentation de la pression fiscale. »

JurionBernardLe Pr Bernard Jurion, économiste, membre de la section “Fiscalité et parafiscalité” du Conseil supérieur des finances, pense pour sa part que les réformes envisagées sont indispensables… et, peut-être, même insuffisantes. « Notamment en matière de retraite, il faudra vraisemblablement aller encore plus loin, explique-t-il. La raison est simple : nous rentrons de plus en plus tard dans la vie professionnelle et notre espérance de vie est plus longue. Nous travaillons donc moins qu’avant et nous vivons plus longtemps, ce qui n’est pas tenable sur le plan budgétaire. Notre système de retraite n’est plus adapté et, si on veut éviter une trop forte réduction du montant des pensions, il faut allonger la durée de la carrière professionnelle. » Et de recommander, dans un premier temps, que chacun (à quelques exceptions près) travaille jusqu’à 65 ans (au moins) et, dans un deuxième temps, que l’âge de la retraite soit porté à 67 ans, si pas davantage.

Crise4Le Pr Jurion n’est pas opposé à une taxation des plus-values spéculatives, mais il n’est pas favorable à une taxation générale de ces plus-values car il s’agit de la contrepartie des bénéfices des entreprises qui ont déjà été taxés. Et de rappeler que la taxation des revenus du capital en Belgique est fort élevée, ce qui pose problème pour une petite économie comme la nôtre, tournée vers l’étranger. Il conseille dès lors « de diminuer les dépenses publiques à tous les niveaux de pouvoir car si la fiscalité est très élevée en Belgique, notamment celle sur les revenus du travail, c’est parce que les dépenses publiques sont trop élevées. Elles représentent près de 55% du PIB pour une moyenne européenne de moins de 50% (en Allemagne et aux Pays-Bas, elles sont proches de 45% du PIB). Cela conduit à s’interroger sur les modalités d’organisation des différents services collectifs (par exemple, la coexistence de différents réseaux d’enseignement) ainsi que de la sécurité sociale. »

JacquemainMarcUn avis que ne partage pas le Pr Marc Jacquemain, sociologue politique à l’Institut des sciences humaines et sociales, lequel convoque l’historien de l’économie français Thomas Piketty pour entamer une réflexion radicalement différente. Dans une analyse fouillée parue en 2013 – Le Capital au XXIe siècle –, l’auteur démontre l’évolution des inégalités depuis le début des années 80. « La période d’après-guerre avait été caractérisée, en Europe et aux Etats-Unis, par une réduction des inégalités de revenus et une augmentation de la part des salaires dans l’économie par rapport à la part des profits. Or, le contexte actuel évoque directement celui de l’entre-deux-guerres, résume le Pr Jacquemain. Piketty souligne que le poids des patrimoines accumulés domine de plus en plus lourdement celui de la production courante. Reconstruire des solidarités sociales et réduire les inégalités passera par une taxation de ce patrimoine.» Quant au succès de la manifestation du 6 novembre, il n’est pas étonné : « La Belgique n’a pas appliqué aussi sévèrement que d’autres pays les recettes d’austérité préconisées par des institutions supranationales telles que le FMI. Et cela a plutôt, dans l’ensemble, été favorable à ses fondamentaux économiques. Or, le gouvernement en place annonce d’emblée une rupture dans cette stratégie. Et prend deux premières mesures – un saut d’index et un allongement du temps de travail – à portée symbolique violente. »

Concertation

VerjansPierrePour le politologue Pierre Verjans, chargé de cours au département de science politique en faculté de Droit, l’ampleur de la manifestation a rappelé la capacité des syndicats à mobiliser. « Ils ont longtemps dû lutter pour trouver une place dans la concertation sociale et s’il est vrai que le renforcement de leurs positions, à partir de l’après-guerre, s’est largement estompé dès la moitié des années 70, en Belgique et ailleurs en Europe, il n’est pas inimaginable que, s’appuyant sur d’autres revendications sociales voisines, ils reprennent un espace de pouvoir. Deux obstacles, cependant. D’une part, si les accords gouvernementaux annoncent généralement une “concertation sociale”, il y a une différence entre une concertation visant à définir les objectifs à atteindre et, comme c’est le cas aujourd’hui, une concertation portant sur la mise en oeuvre d’objectifs d’ores et déjà fixés. Une partie du public attend donc des organisations syndicales une position dure. D’autre part, le pouvoir régional ou communautaire, bien que politiquement défini différemment que le pouvoir fédéral, ne semble guère moins austère ni ouvert à la concertation de fond. »

Crise2Bon nombre d’affiliés, explique Pierre Verjans, ont longtemps été sensibles, au moins en partie, au discours de renoncement accompagnant la question de l’austérité, présentée comme “inévitable”. Tout à la fois convaincus de la nécessité de se défendre de l’austérité et celle de faire des efforts et se serrer la ceinture. « Or, il semble qu’un cap symbolique ait été franchi. C’en est trop pour beaucoup de gens. »

Déplacer le questionnement

FrereBrunoSociologue à l’ULg et spécialiste de l’économie solidaire, Bruno Frère, chercheur qualifié au FNRS, poursuit et nuance. « Patrick Italiano, un collègue, m’a signalé ce matin ce paradoxe inquiétant dans la presse : alors qu’une large majorité de Belges approuve la manifestation de novembre, plus de 50% des personnes sondées estiment également qu’il est légitime de contrôler les factures d’électricité des chômeurs. » Ce qui semble signifier, selon le sociologue, que les classes moyennes, soucieuses de préserver leurs prérogatives, ne s’inquiètent pas que l’on fasse porter le fardeau de l’austérité aux plus faibles qu’eux.

« Je crains que ces manifestations, utiles et même nécessaires pour ralentir la dérégulation de la société salariale à laquelle on assiste, ne soient pas réellement porteuses de propositions alternatives à la pensée néo-libérale, à la destruction de l’Etat social et à la précarisation d’une frange de plus en plus importante de la population. Je constate d’ailleurs que les syndicats eux-mêmes partagent souvent les mêmes représentations que le patronat auquel ils s’opposent : ils acceptent le discours sur la “croissance” et la “compétitivité”. On ne sort jamais de cette représentation du travail invariablement dirigé d’une part par des managers ou investisseurs capitalistes et un tant soit peu protégé d’autre part par un Etat que l’on appelle à la rescousse dès lors que les premiers se détournent de notre petit pays pour aller faire plus de profits ailleurs. A aucun moment ne se pose la question d’une reprise d’activité en association de travailleurs. » Et de poursuivre : « Je ne jette pas la pierre au mouvement syndical, qui défend comme il le peut la condition des travailleurs qu’il représente. Mais c’est peut-être le moment de réfléchir à d’autres modèles que ce modèle salarial vertical qui privatise la richesse produite. »

Selon Bruno Frère, il est temps de poser la question de savoir pourquoi les dispositifs d’aides publiques en matière d’activité économique ne sont pas orientés de manière privilégiée vers des activités d’économie sociale, des banques mutuellistes, des reprises d’entreprises en coopératives, des circuits courts... Et de s’interroger : combien de temps encore, au nom de la libre concurrence, empêchera-t-on l’Europe ou les Etats de soutenir plus directement une économie alternative, coopérative et participative ? « Il s’agirait d’une forme de démocratisation de l’économie, laquelle échappe singulièrement au contrôle citoyen. Car ne nous leurrons pas : les acquis sociaux perdus aujourd’hui ne seront pas généreusement rétrocédés à l’avenir. On ne fera pas marche arrière. Nos démocraties entrent dans un processus de régression sans précédent, au point que l’on peut se demander si la fin du XXIe siècle ne ressemblera pas plus à la fin du XIXe qu’à la fin du XXe. »

Propos recueillis par Patrick Camal
Photos : Flicker - Antonio Ponte
|
Egalement dans le n°269
Éric Tamigneaux vient de recevoir le prix ACFAS Denise-Barbeau
D'un slogan à l'autre
Résultats de l'enquête auprès de "primo-arrivants" en faculté des Sciences
21 questions que se posent les Belges
Le nouveau programme fait la part belle à l’histoire de la cité
Panorama des jobs d'étudiants