January 2015 /240
TypeArt

Philippe Jacques

Des molécules qui vont faire parler d’elles

Docteur en biochimie de l’université de Liège (1988), Philippe Jacques peut se vanter d’avoir derrière lui une carrière riche en rebondissements et en déplacements. Il a déjà enseigné et/ou fait de la recherche dans cinq universités différentes en Belgique, en Allemagne et en France. Spécialiste de la biosynthèse et de la production de métabolites secondaires par les micro-organismes, il est l’auteur ou le coauteur d’une centaine de publications et de trois brevets. Il a créé, à l’université de Lille (où il travaille depuis 12 ans), la spin-off Lipofabrik, axée sur la fabrication de lipopeptides, ces molécules de petite taille susceptibles d’avoir des propriétés fongicides, surfactantes, moussantes ou capables d’activer la réponse immunitaire des végétaux. Un secteur plein d’avenir, assurément, à l’heure où les géants de la phytopharmacie et de l’agroalimentaire – pour ne citer qu’eux – sont mis sous pression pour utiliser des molécules moins toxiques et plus facilement dégradables dans l’environnement. Philippe Jacques met actuellement sur pied un laboratoire de recherche international en biotechnologie qui galvanisera les compétences respectives des institutions universitaires de Lille, Liège et Gembloux. L’ambition ? Devenir la référence européenne en matière d’exploitation des micro-organismes.

JacquesPhilippeVLe 15e jour du mois : L’utilisation de micro-organismes est une vieille affaire dans l’histoire humaine. Que l’on songe à la production d’alcool, de produits lactés, d’antibiotiques, etc. Expliquez-nous ce qui a changé ces dernières années et ce qui rend nécessaire cette nouvelle structure spécialisée en technologie microbienne.

Philippe Jacques : L’homme a longtemps utilisé les micro-organismes sans le savoir. Et, évidemment, sans connaître les mécanismes mis en oeuvre par la nature. Ensuite, chaque époque a connu des sauts importants : la maîtrise de la culture des micro-organismes dans un bioréacteur, à l’époque de Pasteur. Celle de la production industrielle d’enzymes, au début du XXe siècle. La mise au point des premiers antibiotiques, aux environs de la Deuxième Guerre mondiale. La génétique fut évidemment une autre étape importante. Mais l’évolution de ces dix dernières années a été fulgurante. Grâce aux techniques de séquençage du génome et aux progrès de la bio-informatique, nous entrons progressivement en possession d’une masse considérable de données dont il faut désormais assumer le traitement à bon escient. L’autre grande évolution toute récente est la miniaturisation : nous devenons capables d’optimiser très rapidement (à haut débit) la production d’un grand nombre de métabolites différents (ndlr : molécules produites par les micro-organismes) dans des bioréacteurs de plus en plus petits.

Le 15e jour : Dans ce contexte, à quoi va servir la structure dont vous prenez la coordination ?

Ph.J. : Plus qu’un nouveau service créé ex nihilo, ce laboratoire international va rassembler les forces de trois structures existantes, réparties sur Lille d’une part, et sur Liège et Gembloux de l’autre, y compris les installations du site des Isnes. Il travaillera sur quatre familles de produits : les enzymes, les peptides et leurs dérivés (lipopeptides, chromopeptides, glycopeptides), mais aussi les acides organiques et les polymères d’origine biologique. Il poursuivra deux logiques.

Primo, produire à l’échelle industrielle des molécules d’origine biologique qui, si elles présentent les mêmes propriétés que les molécules chimiques existantes, n’en ont pas moins des structures différentes, ce qui les rend peu ou pas toxiques ni dangereuses.

En effet, à la suite du règlement européen Reach (enregistrement, évaluation et autorisation des produits chimiques), le secteur phytopharmaceutique, par exemple, sait pertinemment qu’il lui faudra retirer certaines molécules du marché d’ici à quelques années. Or il est loin de disposer de tous les substituts nécessaires. De premières molécules ont été mises au point, permettant de fabriquer des biopesticides dont la biodégradabilité et la toxicité sont dix à mille fois moindres que les molécules de synthèse. Mais il en faudra bien d’autres pour répondre à la demande.

Secundo, nous voulons mettre au point et fournir des molécules à des secteurs qui sont confrontés à des phénomènes de résistance aux antibiotiques ou à des pathogènes face auxquels l’homme est actuellement démuni. A côté de ces biotechnologies qualifiées de “vertes” ou “rouges”, nous avons également l’ambition de travailler sur la biotechnologie “blanche” (développement de bioprocédés pour la production de molécules notamment énergétiques) ou “bleue” (production de métabolites par des micro-algues). La particularité de ce nouveau service, c’est qu’il couvrira de A à Z la chaîne de production des produits : découverte par la bio-informatique de nouvelles molécules potentiellement intéressantes (chez des bactéries, champignons ou levures), isolement de celles-ci, caractérisation de leur structure, description de leurs activités biologiques, développement de procédés de production en petit réacteur, puis production industrielle et, enfin, transfert du processus à des sociétés spin-off, à des fins de commercialisation.

Le 15e jour : Où sera implanté ce service et qui y travaillera ?

Ph.J. : A peu près 110 personnes y travailleront au total, dont près d’une moitié de doctorants. Le staff de direction devrait être composé de cinq professeurs lillois et de trois professeurs gembloutois (Frank Delvigne, Marc Ongena et Patrick Fickers). Les principaux domaines de compétence de toute cette équipe sont la biochimie, la biologie moléculaire, la microbiologie et le génie des procédés. Du côté belge, les outils disponibles (certains seront acquis au fil du temps) sont ceux qui, jusque tout récemment, appartenaient à l’Unité de bio-industries, basée à Gembloux, et au Centre wallon de biologie industrielle au Sart-Tilman. Entre l’université de Lille et Gembloux Agro-bio Tech-ULg, les complémentarités sont parfaites. A Lille, nous avons surtout développé, ces dernières années, la bio-informatique et la sélection à haut débit de nouvelles molécules (ou de micro-organismes susceptibles de les produire) grâce à des techniques très poussées de miniaturisation et d’automatisation, et le développement de bio-procédés. Depuis dix ans, nous plaçons une bonne partie de nos efforts sur la mise au point de bio-pesticides; avec fruit, puisque certains ont fait l’objet de brevets.

Les équipes de Liège et Gembloux sont surtout spécialisées dans la compréhension des mécanismes d’action de ces molécules en tant qu’éliciteurs, c’est-à-dire capables d’amener un végétal tout entier à renforcer son immunité d’une manière naturelle, et dans la caractérisation de procédés de production, à petite échelle et à l’échelle pilote. Liège et Gembloux disposent de bioréacteurs d’une contenance allant jusqu’à 500 voire 2000 litres, capables de produire les molécules à une échelle bien plus grande que Lille. De même que du processus de “downstream processing”, c’est-à-dire tout ce qui vient en aval de la fermentation : centrifugiation, purification, séchage, etc. Voilà pour les forces de chacun. Mais l’idée, en tout cas, n’est pas d’implanter la nouvelle structure sur un site unique, mais de permettre à chacun, tant à Liège qu’à Gembloux ou Lille, de disposer des équipements et des compétences sur les sites où il ne travaillait pas jusqu’à présent.

Le 15e jour : En pleine préparation, ce nouveau laboratoire international ne sera officiellement opérationnel qu’à la mi-2015. Pourtant, vous constatez déjà de premiers résultats...

Ph.J. : Oui, je suis impressionné par la vitesse à laquelle cela démarre. Depuis les premières communications publiques autour de ce laboratoire lors de la cérémonie d’ouverture de l’année académique, début octobre à Gembloux, deux entreprises françaises avec lesquelles nous travaillions à Lille sont venues nous trouver. L’une d’elles – qui envisageait de se tourner vers la Finlande pour développer son produit à l’échelle industrielle – s’est finalement adressée à nous, séduite par la synergie offerte par nos deux structures, belge et française. Après un mois et demi d’existence, nous avons déjà signé deux conventions de recherche. Par ailleurs, un procédé de production d’un bio-pesticide qui avait fait ses preuves à Lille dans un micro-réacteur de trois litres tourne déjà, depuis quelques jours, dans un réacteur de 300 litres à Liège. Cette montée en échelle est de très bon augure. Il y a 25 ans à peine, personne ne voulait parier un franc sur la compétitivité économique de certains de ces métabolites. Aujourd’hui, ce rêve est devenu réalité.

Propos recueillis par Philippe Lamotte
|
Egalement dans le n°269
Éric Tamigneaux vient de recevoir le prix ACFAS Denise-Barbeau
D'un slogan à l'autre
Résultats de l'enquête auprès de "primo-arrivants" en faculté des Sciences
21 questions que se posent les Belges
Le nouveau programme fait la part belle à l’histoire de la cité
Panorama des jobs d'étudiants