January 2015 /240

Arrière toute ?

Le mois dernier s’est tenu à l’ULg un colloque international intitulé “Les nouveaux réactionnaires. Genèse, configurations, discours”.
Rencontre avec deux de ses intervenants : Nicolas Thirion, professeur à la faculté de Droit et de Science politique, et Sarah Sindaco, chercheuse post-doctorale FNRS au département des arts et sciences de la communication, coorganisatrice du colloque*.

ThirionNicolasLe 15e jour du mois : C’est quoi, un nouveau réactionnaire ?

Nicolas Thirion : L’appellation, quoique polémique,a sa pertinence dans le contexte actuel. En 2002, Daniel Lindenberg publie au Seuil Le Rappel à l’ordre : enquête sur les nouveaux réactionnaires, ouvrage qui réunit sous la même étiquette des intellectuels hétéronomes dont la reconnaissance académique est faible, voire nulle, mais qui sont tenus dans le champ médiatique pour de grandes pointures en matière de pensée. Leurs discours se caractérisent par la déploration du présent, lui-même opposé à un passé magnifié ou fantasmé vers lequel il faudrait retourner. Le colloque de Liège avait pour ambition de revenir sur l’étiquette très générale de “nouveau réactionnaire”, d’en tester la pertinence et de la mettre à l’épreuve. Tel était l’objet des interventions de chercheurs issus de plusieurs secteurs des sciences sociales qui, tout particulièrement, ont mis en évidence les modalités et les conditions de possibilité de l’émergence et du succès des écrits issus de cette mouvance. Il n’est pas inutile de rappeler que la plupart de ces auteurs viennent de l’extrême gauche, phénomène bien croqué par Guy Hocquenghem dans sa Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary (1986, réédité en 2003 chez Agone).

Le 15e jour du mois : Quel rapport peut-il bien exister entre la science juridique et ces “nouveaux réactionnaires” ?

N.Th. : Notre société est traversée par des controverses touchant à des changements sociaux (bioéthique, mariage homosexuel, etc.). Dans ce contexte se sont développés, dans la littérature universitaire, en particulier juridique, des discours fondés sur l’ordre “naturel” ou un supposé invariant anthropologique, afin de justifier l’impossibilité, pour le législateur, d’intervenir sur certaines questions, au prétexte qu’elles seraient intouchables. Or, la loi est, en démocratie, nécessairement le fruit de la libre délibération du peuple ou de ses représentants ; elle est affaire de pure convention. On assiste néanmoins, dans le chef de certains juristes, à une volonté de privilégier une conception “jusnaturaliste” du droit, en vertu de laquelle la validité des lois humaines est subordonnée au respect de valeurs transcendantes supérieures. Mais ces valeurs invoquées par les “néoréacs” correspondent en fin de compte à leurs préférences personnelles, recouvertes d’un manteau de fausse science. Il y a donc confusion entre le savant et le politique, nouvelle “trahison des clercs” (Benda) qui consiste à vouloir imposer sa conception du bien sous couvert de ses titres scientifiques.

SindacoSarahLe 15e jour du mois : Qu’entendez-vous par “nouveaux réactionnaires” ?

Sarah Sindaco : Aujourd’hui, cette étiquette ne recouvre pas nécessairement la définition qu’en a donnée Daniel Lindenberg en 2002. Déjà au moment où paraissait son Rappel à l’ordre, Maurice T. Maschino inaugurait dans Le Monde diplomatique l’usage médiatique de l’étiquette de “nouveaux réactionnaires”, usage avec lequel Lindenberg prenait ses distances. Maschino y estimait que ces “intellectuels médiatiques” (Finkielkraut, Julliard, Sollers, Glucksmann ou Bruckner) s’étaient convertis au néolibéralisme et à un américanisme inconditionnel. Tous accusés de trahir la fonction qu’avaient en leur temps incarnée Voltaire, Hugo ou Sartre. L’appellation “néo-réacs” pêche par son emploi médiatique et polémique : il suffit de voir l’hétérogénéité des personnalités qu’un dossier du Canard enchaîné regroupait sous ce nom en 2013. Bref, le sens de cette appellation varie et, plus que d’en livrer la définition, il convient d’en interroger les multiples contours.

Le 15e jour du mois : En quoi le colloque a-t-il contribué à les éclaircir ?

S.S. : Il s’est employé à décortiquer les stratégies, autant posturales que rhétoriques, de ces “intellectuels” en vue dans les médias, tellement audibles aujourd’hui. Pas question néanmoins de mettre tout le monde dans le même panier. Mais le phénomène retenu, recouvrant quantité d’aspects, est bien présent dans notre société, raison pour laquelle ont été convoqués au colloque des intervenants issus de plusieurs disciplines (communication, littérature, philosophie, droit, histoire, etc.). Voyez le succès de librairie du livre de Zemmour, Le Suicide français, qui va pourtant jusqu’à réhabiliter le régime de Vichy. Voyez l’audience dont bénéficient des acteurs occupant divers champs culturels et bénéficiant de multiples tribunes (chroniques dans la presse, blogs, émissions télévisées ou radiophoniques), mais véhiculant chacun à leur façon des discours ambigus, manichéens, souvent retors. Le rôle du travail universitaire est aussi d’activer la vigilance intellectuelle sur les questions de son temps. Notre objectif a fait mouche puisque, au moment où le colloque se tenait, le magazine Causeur publiait un texte où notre démarche était fustigée sans appel.

* avec le Pr Pascal Durand.

Propos recueillis par Henri Deleersnijder
|
Egalement dans le n°269
Éric Tamigneaux vient de recevoir le prix ACFAS Denise-Barbeau
D'un slogan à l'autre
Résultats de l'enquête auprès de "primo-arrivants" en faculté des Sciences
21 questions que se posent les Belges
Le nouveau programme fait la part belle à l’histoire de la cité
Panorama des jobs d'étudiants