February 2015 /241

L’euro a encore cours légal mais plus “sociétal”

ColmantBrunoDepuis plusieurs mois, un sentiment se diffuse dans toute l’économie européenne : c’est la fatigue de la crise, et surtout de l’austérité. Plus personne ne comprend le bien-fondé de cette rigidification budgétaire qui accable certains pays en souffrance de croissance. Chacun s’interroge sur le risque de la combinaison d’une monnaie forte et d’une austérité budgétaire qui accroît les inégalités et saccage l’emploi. Dans certains pays du Sud, des millions de jeunes renouent avec une vague de pauvreté héritée des années 30.

Une connaissance sommaire de la science économique apprend que l’austérité et la contraction monétaire aggravent les crises. C’est d’ailleurs la leçon suprême de la crise des années 30 qui aurait pu être évitée par un assouplissement économique plutôt quepar des politiques de rigueur. Et pourtant, par manque de vision et par obstinations politiques, la zone euro s’est engagée dans cette voie.
Dans un stupéfiant revirement idéologique, le FMI suggère d’ailleurs d’étaler les efforts budgétaires sur plusieurs années. Si le FMI, qui avait prôné l’austérité généralisée, modifie son approche, c’est que la situation est grave. Le danger est connu puisque le piège économique se referme inexorablement dans la zone euro. C’est la déflation. Le taux d’inflation est d’ailleurs tombé de 2,2% à la fin de 2012 à moins de zéro en 2014.
Bien sûr, il existera toujours des économistes qui contesteront le constat de déflation en s’accommodant d’une analyse instantanée, mais je crois qu’un économiste doit avoir la lucidité de s’extraire d’un constat pour se projeter dans les scénarios du futur.
Il fallait évidemment promouvoir une poussée d’inflation plutôt que de s’y opposer. C’est la lutte aveugle contre une inflation fantomatiquequi conduira à la déflation. Cette dernière est bien plus grave qu’une inflation et les exemples en sont rares (Europe dans le dernier quart du XIXe siècle, États-Unis entre 1929 et 1933, Japon dans les années 90). En effet, une inflation peut être combattue par une augmentation des taux d’intérêt et des contrôles de prix et salaires, moyennant un tassement économique. Par contre, une déflation est épouvantable parce que la politique monétaire classique devient inopérante : elle conduit à la thésaurisation improductive, à des taux d’intérêt réels en hausse et à un tassement économique. On ne sait d’ailleurs pas comment s’en extraire si ce n’est par des injections monétaires. C’est ainsi que les promoteurs de la rigueur se sont lourdement trompés : en voulant éviter l’inflation, ils ont conduit l’économie à une situation déflationniste… qui exigera de l’inflation.
Deux risques m’apparaissent sous-estimés. Le premier est d’ordre monétaire. La monnaie unique a été adoptée sans que la zone euro ne soit préparée à être un espace monétaire optimal, caractérisé par une harmonisation budgétaire et fiscale et une mobilité des travailleurs. Le second risque est de nature politique. L’euro n’est plus un projet socialement fédérateur et il est même source de profonds ressentiments sociaux dans les pays du Sud. L’atténuation de ce risque social était opérée, dans le passé, par la dévaluation. Or ces outils ne sont plus accessibles. En rigidifiant la monnaie, on doit, en effet, accepter que d’autres paramètres deviennent mobiles. Il est donc théoriquement possible que l’euro se transforme en un facteur de déstabilisation.
Ce risque me conduit à l’idée que si l’euro a cours légal, ce dernier n’est plus sociétal. La devise est unique, mais plus commune. L’euro est devenu une monnaie génétiquement déflationniste et nous tombons peut-être dans un piège à la japonaise, c’est-à-dire celui d’une monnaie forte assortie d’un manque d’inflation et d’une croissance insuffisante. Le prix Nobel d’économie Milton Friedman avait prédit en 1997 que l’absence d’unité politique serait exacerbée par la création de la monnaie unique. Il n’avait probablement (et tristement) peut-être pas tort.

Bruno Colmant
membre de l’Académie royale de Belgique
(ancien chargé de cours à HEC-ULg)

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