February 2015 /241

Hobbes en débat

Une “querelle d’école” autour du Léviathan

Homo homini lupus, peut-on lire dans Le Léviathan de Thomas Hobbes, paru en 1651. Même si les temps que nous vivons donnent souvent raison à cette célèbre assertion – “l’homme est un loup pour l’homme” –, elle ne s’applique nullement aux relations intellectuelles qu’entretiennent le Pr Edouard Delruelle et le Pr Christian Behrendt, en dépit des interprétations divergentes qu’ils donnent à l’oeuvre majeure du philosophe politique anglais au sein de leur cours destiné aux étudiants de 1er bac en droit et de 1er bac en science politique. Le premier y est chargé de “l’histoire de la philosophie et théories du droit naturel”, le second de celui d’“introduction au droit public”. Soucieux de ne point désarçonner outre-mesure leurs jeunes apprenants, voire de dissiper tout malentendu, ils ont décidé non de croiser le fer, mais de se livrer à une disputatio digne de l’ancienne scolastique...

Rendez-vous donc à l’amphithéâtre Noppius de l’Opéra (place de la République française, 4000 Liège) le jeudi 26 mars à 20h : on y videra – en public ! – une “querelle d’école” qui fait honneur à l’Université.

Le 15e jour du mois : En quoi consiste votre désaccord avec Christian Behrendt ?

DelruelleEdouardEdouard Delruelle : En ce qui me concerne, j’estime que Hobbes est essentiellement un penseur “juspositiviste” : le premier droit naturel de l’homme étant sa sécurité, il est indispensable que celle-ci soit assurée par un contrat social. Et c’est l’Etat-Léviathan, en tant qu’instance tierce détentrice du monopole de la violence, qui peut seul remplir cette fonction de contrôle ou de protection des individus : sans lui, c’est la condition de nature qui prévaudrait (“pas de limite à ma puissance d’exister”), autrement dit la guerre de tous contre tous. Il y a donc là, chez Hobbes, un pur calcul, sans la moindre trace d’un quelconque sursaut moral. Christian Behrendt, lui, voit plutôt un fondement moral et une dimension éthique dans la pensée de l’auteur du Léviathan, en quoi il y décèle une conception “jusnaturaliste”, celle pour qui le droit à la vie supplante tous les autres. Hobbes était-il catholique ? Christian aurait tendance à le croire alors qu’à mes yeux, il devait être athée en secret. Sur cette question, et d’autres relatives au droit public en général, un certain désaccord existe entre nous, et ça titille volontiers les étudiants : en sciences humaines, il n’y a jamais une seule vérité ni de paradigme faisant foi.

Le 15e jour du mois : Quelle est selon vous l’actualité de Hobbes ?

E.D. : Il pose des questions capitales sur les relations de l’individu à l’Etat. Sans être démocrate, il s’oppose à l’idéologie théologico-politique de son époque, engluée dans de meurtriers conflits religieux. Pour lui, le politique doit être totalement autonome, du pouvoir de l’Eglise en premier lieu. Position subversive, s’il en est, qui ne manque pas de nous «parler» aujourd’hui. Dans nos sociétés, avec les pouvoirs indirects que constituent les marchés et les banques – de nouvelles religions ? –, l’autonomie du politique est loin d’être garanti.

Le 15e jour du mois : En quoi consiste votre désaccord avec Edouard Delruelle ?

BerhendtChristianChristian Behrendt : Pour ce qui est de l’appréciation de l’oeuvre de Hobbes, les avis d’édouard Delruelle et de moi-même divergent sur un point : là où il enseigne “noir”, j’enseigne, sur ce point précis, en quelque sorte “blanc”. Nous sommes bien sûr parfaitement au courant de cela, et ce depuis des années. Chaque année, d’ailleurs, les étudiants nous le signalent. Cela étant, la portée du désaccord est en fait limité, car si on place le point en question dans l’ensemble de la matière, on constatera que nous convergeons très largement.

Le 15e jour du mois : Cela voudrait-il dire que, tout limité qu’il soit, votre désaccord est en quelque sorte un enseignement à lui seul ?

Ch.B. : Bien entendu ! La question de savoir qui a raison et qui a tort n’a, au fond, aucun intérêt. Ce qui importe par contre, et cela est central, c’est d’amener nos étudiants à réaliser que la réalité – monolithique et incontestable – n’existe pas. Cela étant, édouard et moi-même n’avons évidemment pas construit ce désaccord doctrinal sur Hobbes de toutes pièces, juste pour le plaisir de l’exercice mental qu’il permet. Le désaccord est réel et tout à fait sincère. Mais il “tombe très bien”. Etant au début d’un parcours universitaire, il est fort à propos. Surtout parce que les étudiants verront par la suite, une fois qu’ils auront un peu avancé dans leurs études, que partout les débats en doctrine foisonnent. On connaît le beau mot selon lequel “la doctrine s’unifie dans l’ignorance et se divise dans le savoir”. Vous mettez cinq profs de droit dans une pièce, ils ne seront par définition jamais d’accord sur tout ! Le débat d’idées est essentiel à l’Université : c’est une activité co-substantielle, inséparable de la recherche. A cet égard, je crois que Hobbes serait content de savoir que, plus de 350 ans après la publication de son Léviathan, on en débat toujours !

Propos recueillis par Henri Deleersnijder
Photos : J.-L. Wertz
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