Mai 2015 /244

Nourrir la planète

Carte blanche à Haïssam Jijakli

Depuis plusieurs années, l’avenir de notre planète est au centre de toutes les préoccupations. La communauté scientifique et, dans une certaine mesure, le grand public – grâce aux relais médiatiques – connaissent les menaces exercées par l’homme sur la Terre et les défis qui en découlent. À ce sujet, le concept de “Planetary Boundaries” émis pour la première fois par Rockström en 2009 permet de comprendre jusqu’où l’homme peut aller dans la transformation des écosystèmes qu’il opère avant de les bouleverser de manière irrémédiable, rapide et très dangereuse pour la survie de l’espèce. Un modèle global y est proposé dans lequel la Terre est pensée comme un système dont l’équilibre et la stabilité dépendent de neuf paramètres inter-dépendants pour lesquels le dépassement de leurs limites nous mettent en danger. Aujourd’hui, les limites pour deux de ces paramètres sont largement dépassées et concernent l’intégrité de la biosphère (diminution de la biodiversité génétique) et les flux biochimiques (raréfaction des ressources azotées et phosphorées). Deux autres paramètres sont en zone de haute insécurité, à savoir le changement climatique et le changement d’affectation des sols.
L’activité agricole est étroitement liée aux quatre paramètres dépassés ou en voie de l’être. En effet, en plus de l’eau dont l’utilisation reste bien en-deçà de la limite acceptable, l’agriculture est dépendante des terres disponibles, de leur fertilité (notamment via la présence ou l’apport d’engrais azotés et phosphorés), du climat et de la diversité génétique des espèces cultivées. Elle est donc en danger alors que nous savons qu’il faudra nourrir 9,6 milliards d’êtres humains en 2050 et que les fourchettes qui les nourriront, à ce moment-là, seront à 80 % citadines. Nous devons donc nous préparer à relever un défi majeur dès maintenant : nourrir les villes sans épuiser les ressources foncières et biochimiques de notre planète, tout en faisant face aux aléas climatiques grandissants. 2050, c’est loin. Alors, quels défis peuvent dès à présent convaincre les acteurs clés des villes de changer leurs comportements ? Les crises alimentaires successives et le désir du citoyen d’obtenir une alimentation saine et en quantité suffisante, le coût énergétique élevé du transport des aliments du lieu de production à celui de consommation, l’arrivée de la génération “Z” au travail et son besoin d’évoluer dans un environnement agréable sont autant d’arguments stimulant le changement des comportements en ville.
Parmi les solutions envisagées, l’agriculture urbaine contribuera à relever les défis actuels et futurs évoqués ci-avant. Elle produit déjà plus du tiers des denrées agricoles consommées mondialement, mais est essentiellement concentrée dans les pays en voie de développement. L’augmentation de sa contribution dans nos pays développés passe par la mise en place d’une production citadine locale sur des surfaces non conventionnelles (agriculture hors-sol) incluant les lieux de travail et d’habitation. Cette production urbaine doit développer des techniques visant l’optimisation de l’utilisation des ressources et l’intégration dans son cycle des déchets et excédents de la ville. Au laboratoire de phytopathologie intégrée et urbaine de l’ULg, nous participons activement au déploiement de l’agriculture urbaine en développant des dispositifs de production alimentaire adaptés.
Le premier dispositif de production alimentaire issu de nos recherches et qui sera commercialisé via une spin-off de l’ULg en 2016 est une étagère permettant de cultiver chez soi et en toutes saisons des légumes (laitues, tomates, etc.), des fruits (fraises) et des plantes aromatiques (basilic, persil, etc.). Cette étagère est éclairée par des lampes LED et occupe une surface au sol inférieure à 0,25 m2. La technique utilisée est celle de la culture hydroponique, hors sol, dont la croissance optimale est assurée par un courant d’eau circulant en boucle fermée et contenant uniquement des éléments nutritifs biosourcés. Simple d’utilisation (changer la solution nutritive épuisée deux fois par mois) et sans salissures (pas de terre), elle permet par exemple de produire deux laitues et une plante de basilic par semaine et, dans le même temps et en continu, une diversité de cinq plantesaromatiques (persil, ciboulette, romarin, etc.). Elle répond donc aux critères d’utilisation parcimonieuse des ressources par le plus grand nombre, tout en étant adaptée à un environnement urbain souvent exigu. Notre étagère hydroponique sera présentée en avant-première à l’exposition universelle de Milan*.
JijakliHaissamParallèlement, nous venons de créer le Centre de conseils en agriculture urbaine (C-CAU) dont l’ambition est d’accompagner les institutions publiques, le secteur immobilier, le secteur de la construction et les architectes (paysagistes) dans la conception, l’étude et la réalisation de projets intégrant l’agriculture urbaine. Ainsi, nous espérons que ces activités de conseils menées conjointement avec le développement de dispositifs de production alimentaire permettront d’accélérer le changement des villes puisqu’elles touchent l’ensemble des acteurs clés de celles-ci : le secteur immobilier qui est le principal propriétaire de surfaces urbaines, les bureaux hébergeant surfaces et travailleurs, les autorités publiques et les particuliers vivant en ville, les secteurs de l’Horeca et de la distribution qui transforment et distribuent la nourriture.

Pr Haïssam Jijakli
responsable du laboratoire de phytopathologie intégrée et urbaine (Gembloux Agro-Bio Tech)

* Le Pr Jijakli donnera une conférence sur la thématique de l’agriculture urbaine, le 23 juin à l’Exposition universelle de Milan, lors de la semaine Wallonie-Bruxelles.
Informations sur le site www.agriculture-urbaine.be

Photos J.-L. Wertz
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