September 2015 /246

Humanités numériques

Des savoirs critiques au service de la société

Le terme “Humanités” désignait naguère les études secondaires. Il est aujourd’hui remis à l’honneur pour questionner l’actualité de disciplines allant des études littéraires à la philosophie. On trouve la trace de cette mise en débat dans la bannière très prisée des “Humanités numériques”. C’est cette mise en débat que l’Action de recherche concertée (ARC) intitulée “Genèse et actualité des Humanités critiques. France-Allemagne, 1945-1980” prend pour point de départ, en cherchant, à partir d’un contexte socio-historique très précis, à éprouver la portée critique de ces savoirs.

« Il existe une espèce de doxa à propos de ces disciplines, fait observer d’emblée François Provenzano, chargé de cours au département de langues et littératures romanes et un des porteurs du projet. Soit les savoirs qu’elles produisent trouveraient leur vertu critique par leur refus de toute instrumentalisation ; soit, lorsqu’elles semblent répondre à une forme de nécessité sociale, elles seraient d’office suspectes de compromission et donc disqualifiées en tant que savoirs. Or, certains défendent aujourd’hui une vision inverse : c’est précisément parce qu’ils se présentent à la fois comme des savoirs situés et trop peu spécialisés pour se réclamer d’une parfaite autonomie disciplinaire que ces savoirs se trouvent ainsi appropriables par des sujets hors contexte scientifique et constituent des savoirs critiques. » Dans cette perspective, les Humanités, loin du regard en surplomb qu’on leur attribue souvent, s’inscrivent dans le monde concret par leur capacité à mettre leurs ressources analytiques à la disposition des acteurs sociaux.
Grégory Cormann, chef de travaux au département de philosophie et autre cheville ouvrière du projet, précise l’hypothèse générale de ce travail relatif aux Humanités critiques : « Elles tiennent leur valeur sociale d’un régime propre de production, de circulation et d’utilisation des savoirs dans lequel elles se sont historiquement constituées. D’où la nécessité de procéder à leur genèse, reposant en l’occurrence sur l’étude des théories critiques en France et en Allemagne dans l’après-guerre et de leur régime d’élaboration et de diffusion. À cet égard, ce sont les revues françaises et allemandes qui constitueront l’essentiel de notre corpus, se situant à la confluence des études littéraires, linguistiques, cinématographiques et philosophiques. »
On sait qu’au XXe siècle, l’idéal européen s’étant effondré à la suite de la montée du nazisme et de la Seconde Guerre mondiale, penser une communauté intellectuelle entre Paris et Berlin était devenu devenu difficile, voire impossible. « Or, on peut constater que chacun de ces deux grands ensembles culturels a fourni des réponses aux crises intellectuelles du siècle dernier qui, bien qu’elles soient singulières et indépendantes en surface, présentent quelques recoupements souterrains. Ces recoupements ne passent plus par l’intermédiaire de grandes figures individuelles comme Romain Rolland et Stefan Zweig dans l’entre-deux-guerres, mais plutôt par des réseaux intellectuels et par la circulation plus larvée de paradigmes critiques », soutiennent Grégory Cormann et François Provenzano. Le projet consistera en une analyse transversale qui s’attachera aux formes collectives et empiriques de développement des pensées critiques françaises et allemandes, jusqu’en 1980 du moins. Place donc à la dénationalisation des paradigmes critiques ! En France comme en Allemagne, au lendemain de la Libération, on assiste à la création de formats médiatiques nouveaux, qui sont autant de lieux d’élaboration et de circulation des savoirs critiques, entre les disciplines mais aussi entre le champ du savoir, les pratiques de création et la société civile. Le spectre couvert par ce corpus s’étend des Temps modernes et de Merkur d’un côté, à L’Express ou Der Spiegel de l’autre – parmi les titres les plus connus. Plusieurs de ces revues ont certes fait l’objet d’études monographiques, mais l’ensemble de ce matériau n’a pas encore bénéficié d’une analyse transversale qui les considère comme des lieux et opérateurs de production de savoirs critiques.
Cette ARC est portée par une équipe de jeunes enseignants et chercheurs*, tous formés et travaillant à la faculté de Philosophie et Lettres. Cet ancrage facultaire et la forte dimension collective assumée par ce projet rejoignent les enjeux mêmes de l’objet de la recherche, c’est-à-dire la raison d’être et les formes concrètes des savoirs produits par les Humanités. L’originalité de cette démarche sera d’expérimenter elle-même les formats de production et de circulation de savoirs, en développant une plateforme numérique. Laquelle constituera le carrefour des réalisations concrètes de l’équipe – une anthologie de textes bilingue, un dictionnaire évolutif bilingue, un carnet de recherches, un espace de publication scientifique, une revue de presse bilingue – et le lieu de leur confrontation avec différents publics, qu’ils soient chercheurs ou non.

* Les six porteurs du projet sont Grégory Cormann, Björn-Olav Dozo, Jeremy Hamers, Antoine Janvier, Céline Letawe et François Provenzano.

Henri Deleersnijder
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