October 2015 /247

François Gemenne

Face aux réfugiés, l’Europe est en crise. Mais quelle crise exactement?

On l’a dit et répété : même si les images sont impressionnantes, ce n’est pas la première fois que l’Europe fait face à une telle arrivée de réfugiés. Sans même remonter à la Seconde Guerre mondiale, en 1992, il y a 23 ans à peine, l’Union européenne (qui ne comptait que 15 états membres à l’époque) avait reçu 672 000 demandes d’asile, notamment en raison des conflits en ex-Yougoslavie. Le chiffre sera sans doute légèrement dépassé cette année. Rien qui permette, cependant, de parler d’une “crise sans précédent”. L’Union européenne n’accueillera qu’un peu plus de 10% des 4,5 millions de réfugiés syriens, et moins de 5% des 60 millions de personnes déplacées par des guerres ou des violences dans le monde. Comme en Syrie, la plupart sont déplacées à l’intérieur des frontières de leur propre pays, et les plus vulnérables sont coincés sur place. S’il y a une “crise sans précédent”, c’est celle de l’Europe qui peine à répondre à cette souffrance. Car la plupart des pays européens, à l’exception de l’Allemagne et de la Suède, verront à peine la différence : les réfugiés supplémentaires accueillis cette année, même imposés par le Conseil européen, ne représentent qu’une portion très congrue des titres de séjour délivrés chaque année dans les différents états.
Qu’est-ce qui constitue une “crise sans précédent”, alors ? D’abord, le nombre incroyable de morts aux frontières de l’Europe. Depuis 20 ans, plus de 30 000 migrants ont péri en tentant de rejoindre l’Union européenne, qui est désormais la destination la plus meurtrière du monde pour les migrants. Le cadavre du petit Aylan, qui a ému l’Europe entière, est l’un des rares dont la photo ait été diffusée. Ceux qui sont identifiés sont à peine plus nombreux.
Un autre élément “sans précédent”, c’est évidemment le rôle des passeurs. En l’absence d’une politique commune en matière d’asile et d’immigration, ce sont eux qui déterminent aujourd’hui qui arrive en Europe, quand et où. Ce sont eux qui déterminent aujourd’hui la politique migratoire de l’Union européenne. Et aussi criminelle que soit leur activité, elle répond avant tout à un besoin des migrants, face à des frontières extérieures plus hermétiques que jamais. Le paradoxe de cette situation, c’est que les migrants sont à la fois clients et victimes des passeurs. Un réfugié syrien, invité à témoigner à l’ULg le 15 septembre dernier, racontait comment son bateau avait failli chavirer, comment il avait dû se jeter à l’eau pour alléger l’embarcation, et comment il avait malgré tout choisi de retenter la traversée avec le même passeur, parce qu’il n’avait pas d’autre choix. La lutte contre les passeurs sera vaine tant que l’Union européenne, en fermant ses frontières extérieures, continuera à créer les conditions du développement de leur business.
Enfin, la crise politique de l’Union est “sans précédent” par ses entailles au projet européen luimême. Les fermetures de frontières intérieures, décidées par plusieurs pays – en violation des accords de Schengen et du principe de libre circulation intérieure – ne sont que les stigmates de la faillite d’une certaine idée de l’Europe. Ce jeu de ping-pong humain, où l’on se renvoie les réfugiés l’un à l’autre à coup de fermetures de frontières, est à la fois indigne et révélateur de la déconnexion entre les débats publics, les discours sur les migrations et la réalité de celles-ci.
La réalité est que la surveillance de ses frontières extérieures constitue l’alpha et l’oméga du projet européen en matière de politique migratoire. La vieille proposition des quotas, qui constituait le début du commencement d’une ébauche de réponse politique, a fait long feu face à des gouvernements arc-boutés sur leur souveraineté nationale et tétanisés par des forces nationalistes. Car la réalité, c’est que le débat sur l’immigration dans l’espace européen a été largement confisqué par l’extrême droite, depuis le milieu des années 1980. Qu’il suffise d’écouter les provocations de Bart De Wever à la tribune d’une université publique de notre pays, ou ceux de Nadine Morano, ancienne ministre de la droite dite “républicaine” en France, qui s’offusque à la télévision que son pays puisse devenir musulman.
GemenneFrancoisPour rappeler l’Europe à ses responsabilités, beaucoup sont montés au créneau, à la suite de la chaîne d’informations Al-Jazeera, pour rappeler la différence fondamentale entre les réfugiés et les migrants “économiques” : les uns fuyaient pour sauver leur vie, pas les autres. Les uns étaient protégés par la Convention de Genève, pas les autres. La réalité, comme souvent, est plus complexe : celui qui migre parce que c’est la seule possibilité pour nourrir sa famille n’est-il pas, aussi, un réfugié ? Et que dire de celui qui, comme 26 millions de personnes chaque année, doit faire face à une catastrophe naturelle ?
La distinction sémantique entre migrants et réfugiés, aussi pédagogique soit-elle, entraîne une conséquence politique : la possibilité de trier entre les “bons” et les “mauvais” migrants, ceux qui doivent être accueillis en Europe et les autres, dont la présence serait illégitime. Trier : c’est le but des hot spots que l’Union européenne veut instaurer à ses frontières extérieures. Mais dans un monde marqué par des inégalités croissantes et les impacts du changement climatique, cette distinction entre “vrais” et “faux” réfugiés sera sans cesse plus difficile à opérer. Et si l’Union européenne offre un tel spectacle pour se répartir 160 000 “vrais” réfugiés, on voit mal comment elle pourra affronter les défis migratoires du XXIe siècle.

François Gemenne
Chercheur qualifié du FNRS,
Observatoire des migrations environnementales (Cedem-ULg)

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