Décembre 2015 /249
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Jean-Michel Lafleur

Etablissement d'un cadastre de la sécurité sociale transnationale

Directeur-adjoint du Centre d’études de l’ethnicité et des migrations (Cedem) et chercheur qualifié au FRS-FNRS à la faculté des Sciences sociales, Jean-Michel Lafleur dirigera, pendant cinq ans, un projet de recherche européen (ERC Strating Grant) examinant dans quelle mesure les pays d’origine des migrants établis en Europe fournissent à leurs ressortissants diverses formes d’aide sociale. L’équipe, internationale, sera basée à l’ULg et réalisera le tout premier cadastre du genre.

Le 15e jour du mois : Dans quel contexte s’inscrit votre recherche ? Comment, autrement dit, expliquer votre hypothèse de travail qui est assez inattendue ?

LafleurJeanMichelJean-Michel Lafleur : Le concept de migration recouvre différentes réalités : celle, d’abord, de citoyens européens circulant librement parce qu’ils sont ressortissants des États membres dans lesquels ils se déplacent ; celle, ensuite, de citoyens issus de pays non-européens migrant dans des conditions beaucoup plus strictes de circulation; enfin, celle des citoyens astreints à la migration forcée, découlant notamment des conflits que l’on connaît. Ces différents profils bénéficient d’accès déjà disparates à la protection sociale qui, dans le pays de résidence de ces personnes, a pour but de leur permettre de faire face à divers risques comme la pauvreté et la maladie. Or, depuis le début de la crise économique, bon nombre d’États européens mettent en oeuvre des politiques publiques visant à limiter autant que possible les droits sociaux de ces migrants, que ceux-ci proviennent ou non d’états membres de l’UE. Et les dépeignent comme une véritable charge menaçant l’équilibre de nos systèmes de sécurité sociale.

On a ainsi vu la Belgique menacer d’expulsion des migrants français, italiens ou roumains parce qu’ils en avaient fait usage pendant trop longtemps. Des migrants naguère bien protégés sont donc désormais à leur tour la cible de restrictions. Dans ce contexte, nous nous demandons comment les pays d’origine de ces migrants leur viennent en aide pour faire face aux exclusions dont ils sont victimes dans leur pays de résidence. Si, en Belgique, il est commun de penser que les mécanismes de protection sociale sont mis en place par l’État dans lequel un migrant réside et paie ses taxes, nous postulons au contraire que, dans le contexte actuel, les pays d’origine et les réseaux familiaux et communautaires sont amenés à se substituer au rôle des pays de résidence. Les États d’origine soutiennent-ils leurs citoyens en leur permettant par exemple d’emmener avec eux, à l’étranger, les avantages sociaux du pays d’origine ? Certains États latino-américains se sont ainsi spécialisés en la matière, organisant par exemple, par l’intermédiaire de leurs consulats, des campagnes de vaccination au profit de leurs citoyens expatriés exclus des systèmes de santé dans leur pays de résidence. Bien entendu, il est improbable que des États en déliquescence tels que l’Irak et la Syrie puissent aujourd’hui aider leurs expatriés de quelque manière que ce soit. En revanche, de nombreux États européens et des pays émergents d’Amérique latine, d’Asie et du Maghreb réfléchissent, quant à eux, à l’intégration des expatriés dans leurs politiques sociales.

Dans ce projet de recherche, nous examinerons les politiques publiques des 28 États européens et de dix États non-européens. Nous réaliserons le premier cadastre du genre et tenterons de mettre en lumière ce que ces États font en faveur de leurs ressortissants à l’étranger. Quels sont les droits sociaux qu’il est possible de “prendre avec soi” ? Quels mécanismes, formels et informels, créent aujourd’hui de nouveaux systèmes transnationaux de protection sociale ?

Le 15e jour : Ne craignez-vous pas que d’aucuns prennent appui sur cette recherche pour durcir plus encore l’accès des migrants à la sécurité sociale ?

J.-M. L. : Nous nous préoccupons beaucoup de la lecture politique de nos résultats. Il suffirait, en établissant notre cadastre européen, d’attirer l’attention sur un ou plusieurs cas de migrants ultra-protégés pour que d’aucuns en appellent à réduire plus encore les droits des migrants – s’il apparaissait par exemple qu’être un Belge en France est une situation où il est possible de cumuler certains types de protection. Ceci étant dit, ce projet de recherche pourra tout aussi bien, à l’inverse, mettre en évidence des situations objectives de sous-couverture – où les migrants concernés cumulent une situation d’exclusion dans le pays de résidence et un désintérêt de leur pays d’origine – et ainsi servir d’argument à davantage d’inclusion, à un renforcement des droits des migrants. Nous, chercheurs, partons du principe que les résultats scientifiques peuvent aider la décision politique. Gageons donc que, à tout le moins, les résultats de cette recherche encouragent la réflexion sur l’avenir de la sécurité sociale dans un monde où les individus se déplacent de façon croissante.

Le 15e jour : L’ULg a mis sur pied une plateforme dédiée à la question de l’afflux de migrants. De quoi s’agit-il plus précisément ?

J.-M. L. : Il s’agit d’une réponse à la communauté universitaire qui, en réaction à l’afflux de migrants et demandeurs d’asile, posait la question de savoir ce que l’ULg pouvait faire pour faciliter l’accueil de ces nouvelles populations. Un comité restreint piloté par Marco Martiniello, directeur du Cedem, a été chargé de retenir quelques propositions soumises par les membres de la communauté. Un principe a rapidement fait l’unanimité : la réaction de l’ULg devrait se concentrer sur ce qui fait la force et la spécificité de notre maison. Il ne serait donc pas question d’offrir des services redondants (collectes de vêtements, offres de logements, etc.).

En revanche, l’ULg regorge de compétences et d’infrastructures susceptibles d’apporter une plus-value à l’intégration de ces migrants. Des chercheurs, déjà occupés par la question des mouvements migratoires, se sont ainsi d’ores et déjà engagés à renforcer les efforts de sensibilisation de la population liégeoise aux enjeux de l’afflux migratoire. Une deuxième option serait d’identifier, parmi les demandeurs d’asile, ceux qui auraient à leur actif des expériences de chercheurs, de doctorants, d’enseignants et qui pourraient venir participer à la vie intellectuelle de l’ULg. Et ainsi ils ne seraient plus les porteurs de la seule étiquette de réfugiés, mais seraient valorisés comme intellectuels. Il serait également question d’intégrer à la communauté des étudiants migrants qui, parce qu’ils ont quitté leur pays d’origine, auraient été contraints d’interrompre un parcours académique, et souhaiteraient en reprendre le fil à l’ULg. Voilà au moins trois exemples concrets d’actions possibles, encore en gestation puisque [à l’heure de rédiger ces lignes, ndlr] ils n’ont pas encore été validés par le Rectorat.
À suivre donc.

Propos recueillis par Patrick Camal
Photos : J.-L. Wertz
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