Janvier 2016 /250

L’appel du jeu

Un loisir qui fait florès et rapporte gros

En 2013, le jeu Grand Theft Auto V avançait un budget total (développement et marketing) de 260 millions de dollars, soit plus que la majorité des blockbusters hollywoodiens (davantage que Avengers 2, The Hobbit et Harry Potter). Le musée Art Ludique à Paris propose, jusqu’au mois de mars, une exposition consacrée à “L’art dans le jeu vidéo : l’inspiration française”. Enfin, parmi les films les plus attendus de 2016, se trouvent deux adaptations de sagas vidéoludiques, Assassin’s Creed et World of Warcraft, tandis que les fans attendent désespérément l’adaptation d’Uncharted, The Last of Us ou encore Halo.

INDUSTRIE CULTURELLE

Indéniablement, le jeu vidéo a su aujourd’hui s’imposer comme l’industrie culturelle la plus importante d’un point de vue économique. « Dans les années 90, ce type de jeu pouvait encore passer pour un loisir marginal et adolescent ; il fait maintenant partie du quotidien d’un fragment important de la population, affirme Björn-Olav Dozo. Pour s’en convaincre, on peut prendre en compte deux éléments : les budgets énormes de l’industrie pour son développement (plusieurs dizaines de millions d’euros par jeu) et les résultats de l’enquête du syndicat français des éditeurs de logiciels de loisir, enquête qui affirme qu’une personne sur deux joue et que la moyenne d’âge des joueurs est proche de 35 ans*. Si on peut contester certains présupposés de cette investigation (comme la définition de ce qu’est un joueur), force est d’admettre le succès des jeux, confirmé encore par une enquête scientifique comme celle du projet Ludespace. »

Jeu-RinaldoÀ l’instar de la publicité, les jeux vidéo revêtent de multiples formes : des petits logiciels installés sur smartphones aux jeux en réseau MMORPG (univers persistants), des consoles de salon aux easter eggs (surprises cachées) d’un célèbre moteur de recherche internet. Bref, ils s’insinuent partout. S’affranchissant d’une image infantile injustement héritée des années 80 (quand les jeux vidéo ont commencé à être vendus dans les magasins de jouets), ce divertissement bénéficie aujourd’hui d’une véritable légitimité sociale (le Québec, via d’importants crédits d’impôt, mise ainsi sur cette industrie pour soutenir son économie) ainsi que d’une reconnaissance universitaire.

« À l’ULg, il n’y avait quasi aucune recherche il y a deux ans encore dans ce domaine, se souvient Bjorn-Olav Dozo. En quelques mois, un vrai noyau s’est formé (principalement avec des doctorants) et nous sommes très actifs. » «  L’étude de ce medium s’est dès le départ développée sous forme de réseau et non de laboratoire : les spécialistes proviennent tous de domaines différents », poursuit Pierre-Yves Hurel, doctorant, spécialiste du jeu vidéo amateur. Amateur ? « Actuellement, tout le monde peut faire un jeu vidéo chez lui grâce à des logiciels disponibles et qui ont parfois formé de véritables communautés. Ces initiatives peuvent d’ailleurs avoir une vraie portée politique, notamment via la récupération de la population queer et LGBT qui est non représentée dans les jeux grand public. »

Aujourd’hui, le jeu vidéo recourt à des codes conventionnels de plus en plus proches du cinéma dans sa mise en scène : L.A. Noire ou Red Dead Redemption proposent des scénarios typiquement hollywoodiens là où un Heavy Rain ou un Beyond : Two Souls regorgent davantage de cinématiques que de séquences de jeux. Pourtant, il reste difficile de définir exactement la place du jeu vidéo dans l’univers des médias. « On tente parfois de comparer le jeu vidéo à un art. C’est un vrai débat, explique Björn-Olav Dozo. Pour ma part, je prendrais la question à l’envers : le jeu vidéo a du mal à s’imposer comme objet artistique car sa création est difficilement assimilable à l’acte d’un artiste unique et maître d’œuvre. Ce qui est pertinent aujourd’hui, c’est de démonter la figure d’auteur héritée du XIXe siècle. L’étude du jeu vidéo aide dans cette démarche parce que cette figure inspirée ne fonctionne pas pour ces créations. On va tenter d’isoler des créateurs, comme Fumito Ueda [ndlr : créateur de Shadow of Colossus et ICO], mais cela n’est pas vraiment pertinent. On pourrait avoir le même raisonnement sur les blockbusters au cinéma d’ailleurs. Ce qui est intéressant dans le jeu vidéo, c’est cette capacité de bousculer les cadres conceptuels traditionnels et, par extension, l’obligation de construire un discours adapté, différent. »

Jeu-CambierSi l’étude du jeu vidéo à l’ULg est récente, elle est toutefois riche d’un vivier de chercheurs (confirmés et doctorants) et propose une vision originale. « À Liège, nous pratiquons une recherche différente, étant dans une position triplement périphérique : géographique d’abord, contrairement à la centralité en Belgique de l’ULB ou de l’UCL, ou plus largement en Europe, de Paris ou de Londres ; linguistique ensuite : notre recherche se pense et s’écrit avant tout en français ; disciplinaire enfin – et surtout – en s’intéressant davantage aux aspects informatif et littéraire du jeu vidéo plutôt qu’à ceux économiques, anthropologiques ou sociologiques, dominants dans le champ de recherche », explicite Björn-Olav Dozo.

C’est dans cette optique que s’est formé le cours d’“Histoire et analyse des pratiques du jeu vidéo”, en considérant ce dernier comme un objet culturel à part entière. « Non pas en regardant cet objet à distance et en y appliquant des grilles d’analyse prédéfinies, mais plutôt en prenant le jeu vidéo comme un objet artistique et culturel à examiner à partir du regard de différents spécialistes de ses composantes (image, son, narration, etc.) qui adaptent chacun leur méthodologie, leur regard disciplinaire sur un objet qui n’a pas encore développé ses propres méthodes », précise le chercheur.

UN COURS ACCESSIBLE À TOUS

DozoBjornOlavÉtalé sur 12 séances, le cours se divisera en plusieurs blocs. Le premier constitue une mise à niveau, notamment à travers une histoire du jeu vidéo, un état des lieux de cette industrie culturelle numérique (ses financements, son système économique) ou encore un questionnement sur ses publics (de la réception à la réappropriation des jeux). Viendront alors les questions intermédiatiques, notamment le rapport à la musique, à la littérature et au cinéma. Cette séquence s’attardera notamment à la relation amour-haine des deux médias, tant au niveau des adaptations le plus souvent catastrophiques d’un côté comme de l’autre (voir à cet égard les excellentes vidéos Crossed de Karim Debbache sur YouTube) ; le point de vue économique ne sera pas négligé pour autant.

« Il y aura également deux séances spéciales, ajoute Björn-Olav Dozo. Nous accueillerons deux experts mondiaux, Olivier Servais (professeur à l’UCL) et Vincent Berry (Paris XIII). Le premier a passé près de trois ans à étudier de manière anthropologique World of Warcraft et ses rituels (les enterrements, les mariages, etc.). Enfin, nous aurons la chance d’accueillir Thibault Philippette, post-doc à l’UNamur, qui s’est intéressé aux mécaniques de cognition au sein du jeu vidéo. »

Des cours qui se donneront tous les jeudis** et sont accessibles gratuitement à tous, étudiants ou non.

LA PRESSE VIDÉOLUDIQUE

Les 27 et 28 janvier se tiendra à l’ULg un colloque ouvert à tous et centré sur la presse vidéoludique. Il s’agit d’une collaboration entre l’université de Liège et le Labex-ICCA (Industries culturelles et création artistique) de Paris III. « Le but est de produire le premier ouvrage sur la presse vidéoludique francophone, avoue Björn-Olav Dozo. Cela n’a jamais été fait, alors que cette presse a eu une grande influence sur une génération de gamers et ouvre plusieurs perspectives de recherche. »

Une quinzaine d’intervenants aborderont des thèmes aussi variés que la question des tests de jeux vidéo, celle du gameplay, de la construction de la figure du Japon ou encore d’une mise en chantier d’une histoire de la presse vidéoludique. « J’aimerais apporter un angle d’historien du livre, reprend le chercheur. Concrètement, ce qui m’intéresse, c’est l’évolution de la presse vidéoludique sur 30 ans, ses formats (formats papier et numérique, formats des articles, des illustrations), son rapport au numérique et à internet comme support de diffusion, etc. Bref, je voudrais dresser un portrait de la matérialité et de l’immatérialité de la presse vidéoludique professionnelle. »

La presse vidéoludique francophone

Le 27 janvier, à 10h30, à la salle Lumière, place Cockerill, 4000 Liège, et le 28 janvier, à 9h30, à la salle des Professeurs, place du 20-Août, 4000 Liège.

Contacts : courriel bo.dozo@ulg.ac.be



* www.essentiel-jeu-vidéo.fr
** Salle Berthe Bovy, complexe Opéra, place de la République française 41, 4000 Liège.
Contacts : courriel bo.dozo@ulg.ac.be

Voir le site www.thema.ulg.ac.be/jeuxvideo



Bastien Martin
Illustrations. "PacMan" : Jérémy Cambier - 3e pub - ACA-Sup Liège. "Il était une fois" : Mikye Rinaldo - 3e pub - ACA-Sup Liège. Photo : J.-L. Wertz.
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