Février 2016 /251
TypeArt

Adélaïde Blavier

L’université de Liège soutient “l’homme qui répare les femmes“

Est-il encore besoin de présenter le Dr Denis Mukwege ? Voilà, en effet, un médecin unanimement admiré pour l’action qu’il mène en faveur des droits de l’homme dans l’ex-Congo belge et pour l’aide courageuse qu’il apporte aux femmes qui y sont victimes de violences sexuelles. Après avoir été honoré de quantité d’hommages dans le monde entier, particulièrement en Belgique, et avant de faire l’objet du film L’homme qui répare les femmes de Thierry Michel et Colette Braeckman (2015), il reçoit en octobre 2014 le prestigieux prix Sakharov, lequel lui est remis solennellement le 26 novembre au Parlement européen à Strasbourg. Aujourd’hui, l’hôpital de Panzi au Sud-Kivu où il exerce son art reçoit la collaboration du CHU de Liège. Rencontre avec Adélaïde Blavier, chargée de cours en faculté de Pscychologie, Logopédie et des Sciences de l’éducation, spécialiste de psychotraumatisme et de psychologie légale.

Le 15e jour du mois : Même si l’action menée par le Dr Mukwege est aujourd’hui internationalement connue, pourriez-vous résumer en quoi elle consiste précisément ?

BlavierAdelaide-2Adélaïde Blavier : Au départ gynécologue classique, le Dr Mukwege allait rapidement être plongé dans les conflits meurtriers ensanglantant l’est de la République démocratique du Congo (RDC) dans les années 90. Avec l’aide d’une association caritative suédoise, il crée, en 1999, l’hôpital Panzi de Bukavu, au Sud-Kivu. Et très vite, il se rend compte que beaucoup de femmes viennent le trouver pour des agressions sexuelles graves. Il est ainsi amené à recourir à de véritables réparations gynécologiques chez les victimes dont l’appareil génital a été partiellement ou complètement détruit. Car, dans la région des Grands Lacs en proie à la violence des armes et des milices incontrôlées qui les manient, les viols de guerre, déjà monnaie courante auparavant, sont devenus des viols de génocide au fil du temps : même les enfants, y compris des bébés de deux ans ou moins, en font les frais. Comme s’il s’agissait, chez ceux qui perpètrent ce genre d’actes barbares, d’éviter la perpétuation d’une espèce humaine déterminée. C’est dire combien la reconstruction chirurgicale s’avérait indispensable et urgentissime quand le Dr Mukwege s’est installé dans la région.

Il ne s’est cependant pas limité aux dégâts physiques causés par les agressions : la dimension psychologique de celles-ci et leur impact social, avec l’explosion des liens communautaires, ont tout spécialement fait l’objet de ses interventions. Grâce à une démarche holistique, il a pris conscience de la globalité des problèmes. Neutraliser les fistules d’un vagin assailli avec brutalité, littéralement mutilé, ne suffit pas à reconstituer une femme ayant subi un tel dommage. La honte, le plus souvent, la flétrit, d’autant que les exactions sont en général commises en public et en groupe. Par conséquent, le mari en subit également des préjudices graves, notamment l’opprobre qui le frappe : il n’a pas su la protéger du pire et est souvent banni de la communauté ! Ou alors, c’est lui qui rejette son épouse, tout simplement parce qu’elle a été victime d’un viol… Et, effet social supplémentaire, la démographie s’en trouve touchée, puisque les villages perdent de leur homogénéité. On le voit, la brutalité à laquelle sont soumises les populations féminines, adolescentes et enfantines périodiquement en butte aux guerres tétanisant la société civile de l’est de la RDC provoque des répercussions en cascade. Si le volet médical est bien maîtrisé par les services de l’hôpital Panzi, c’est moins évident pour le volet psychologique, social et juridique. La raison en est claire : il n’y a pas de véritable volonté politique au niveau national, ni sur le plan international, pour mettre fin aux exactions sévissant dans la région limitrophe du Rwanda. D’ailleurs, le Dr Mukwege est confronté à desproblèmes de sécurité, raison pour laquelle il vit – sous la protection des Casques bleus – dans son hôpital pavillonnaire pour se préserver de menaces récurrentes.

Le 15e jour : Comment le Dr Mukwege est-il entré en contact avec le CHU de Liège ?

A.B. : Cela s’est fait en novembre 2013 suite à une invitation de Jean-Pascal Labille, à l’époque ministre de la Coopération au développement. Son initiative, déterminante en l’occurrence, a été poursuivie par un séjour en RDC au cours du mois de juillet 2014 de Mireille Monville et Céline Wertz, du CHU et du Centre de psychotraumatologie et psychologie légale de l’ULg. Du 28 janvier au 4 février 2015, c’est le Pr émérite Véronique De Keyser, spécialisée dans les résolutions de conflits en Afrique et au Moyen-Orient (en particulier dans la violence à l’égard des femmes, les enfants-soldats et les enfants-sorciers), qui se rend à l’hôpital de Panzi avec pour mission d’analyser la prise en charge psychologique souhaitée par son fondateur. Le 14 janvier de cette année enfin, une partie de l’équipe de l’ULg, porteuse du projet d’accompagnement psychosocial de l’hôpital, fait le même déplacement, avec l’association “Les enfants de Panzi”, créée par Katleen De Kerkhove, Véronique De Keyser, Isabelle Durand et Marie-Dominique Simonet. Je fais partie du conseil d’administration de cette association, dont le Pr Jean-Marie Gauthier est également membre.

Le 15e jour : Voilà une structure déjà bien en place. En quoi consiste exactement la collaboration CHU/ULg et Panzi Hospital ?

A.B. : Notre collaboration consiste en la mise en place de formations dans le domaine de la clinique psychologique du trauma, à destination de l’équipe des psychologues et assistants sociaux de l’hôpital de Panzi. Quatre axes seront ainsi suivis, en étroite coordination avec les gens de terrain. Le premier, répondant spécifiquement à la formation proprement dite, comportera notamment une série de séminaires où l’on procédera notamment à des analyses de cas ; le besoin de réfléchir ensemble autour de situations cliniques s’avère en effet indispensable, d’où notre apport de techniques d’observation, d’entretien et d’évaluation. Après cette phase d’évaluation, le deuxième axe concerne la prise en charge des victimes de sévices sexuels ; il convient ici aussi de mener une intervention adéquate, en particulier auprès des enfants de moins de cinq ans car ceux-ci, n’ayant pas encore vraiment une conscience autonome, ont tendance à développer un traumatisme à partir de la réaction de leurs parents. Quant au troisième axe, il relève de la recherche, ce qui correspond bien à notre rôle d’institution universitaire, nécessairement différente de celui d’une ONG. Il s’agit de la faire avancer dans le domaine des traumatismes psychologiques, avec une attention toute particulière portée sur les perspectives fondamentales et appliquées : compréhension des processus à l’oeuvre dans la reconstruction psychologique d’une part, et, d’autre part, examen de l’efficacité des méthodes destinées à la guérison des personnes abusées (thérapies brèves, systémiques, analytiques ou cognitivo-comportementales). Cette démarche exige une réelle articulation entre théorie et pratique. A quoi il importe de ne pas oublier le poids psycho-social pesant sur les aidants eux-mêmes, ce qui constitue notre dernier axe d’intervention : les personnes qui gravitent autour d’une victime – membres de la famille et soignants – peuvent effectivement subir un traumatisme vicariant, et développer par conséquent une symptomatologie proche de celle de la victime ; l’idéal, pour elles, est d’arriver à atteindre un juste milieu au niveau de l’attitude empathique avec les patient(e)s sans développer une contagion émotionnelle, laquelle peut être le point de départ d’un épuisement professionnel.

Propos recueillis par Henri Deleersnijder
Photos : J.-L. Wertz
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