February 2016 /251

Publications et éthique

La science est-elle encore crédible ?

“Publish or perish”, trois mots qui reviennent comme une antienne à l’oreille des chercheurs. Cette incitation à publier des articles, véritable pression sur les scientifiques, a des conséquences sur la qualité de la recherche. Négatives hélas. Ce phénomène n’est certes pas nouveau, mais la prise de conscience de sa gravité s’est manifestée au cours de ces dix dernières années. Des chercheurs inquiets – le Pr John Ioannidis (Stanford University) en tête –, des experts en méthodologie, analyse de données ou épidémiologie, ont publié des enquêtes alarmantes sur la qualité méthodologique de la littérature scientifique dans tous les domaines. Et les résultats sont dévastateurs. Ces travaux (qui participent de la méta-recherche) montrent que la qualité méthodologique d’un nombre très élevé d’articles est médiocre. En 2009, le Lancet estimait que 85% de la littérature biomédicale, notamment, étaient concernés.

REPRODUCTIBILITÉ

Le Pr Ezio Tirelli, de la faculté de Psychologie, Logopédie et des Sciences de l’éducation – qui suit de près la littérature issue de la méta-recherche –, pointe, entre autres, une proportion importante d’articles présentant des schémas expérimentaux inadéquats, des analyses statistiques inappropriées, des effectifs insuffisants et même des erreurs statistiques grossières, y compris dans les journaux à haut impact comme Nature, Science ou Cell. Une méta-recherche récente (Science, 2015) rapporte que seules 39 études de psychologie cognitive et sociale “majeures” sur 100 ont pu être reproduites par des laboratoires indépendants. On sait aujourd’hui qu’au moins 50%, parfois 70 ou 90%, des études publiées en sciences biomédicales précliniques par exemple n’ont pas pu être reproduites. « Tout le monde est concerné par ce qui est une véritable crise internationale de l’irreproductibilité des résultats scientifiques, constate le Pr Tirelli. Or, leur reproductibilité – effective et même ad infinitum – constitue un des piliers de la connaissance scientifique... »

Face à cette crise, plusieurs grandes agences chargées de financer la recherche scientifique ont émis des recommandations incitant les universités à se préoccuper de la qualité et de l’intégrité du travail scientifique. De plus, « les revues commencent à s’inquiéter – même les “grandes” comme Nature ou Science –, poursuit Rudi Cloots, vice-recteur à la recherche, car elles détectent de plus en plus d’erreurs dans les articles, quand ce ne sont pas de véritables fraudes organisées. Plos Biology vient d’inaugurer une rubrique sur la méta-recherche. Et cela va aller croissant. » Les exemples de défaillance sont tellement nombreux que des initiatives privées ont vu le jour : le site “Retraction Watch”, notamment, publie la liste des articles retirés par les éditeurs et donc désormais “non citables”. Ce site, évoqué dans un article du Monde*, “est devenu l’un des baromètres de la qualité de la recherche et des fraudes qui peuvent la miner”. Si les publications frauduleuses asiatiques font encore figure de parangon (relecteurs fictifs, falsification des données, etc.), force est de constater que la manipulation des résultats est assez générale, principalement dans les sciences qui fondent leur démarche sur l’inférence statistique.

L’ULg prend au sérieux ce phénomène de grande ampleur. Elle s’est dotée, en 2015, d’un conseil à l’éthique et à l’intégrité scientifiques (CEIS) chargé de faire appliquer les règles de bonne conduite et d’examiner les cas litigieux, mais aussi d’anticiper les problèmes, former et informer les chercheurs, novices et confirmés. Elle veut aussi ouvrir une réflexion large sur le sujet à toute la communauté en consacrant une journée annuelle “Journée de l’éthique à l’ULg”. En 2016, cette journée coïncidera avec le worskhop Research, Ethics & Society, organisé le 25 février prochain à l’initiative de Florence Caeymaex, maître de recherche FNRS au département de philosophie, et du Pr Ezio Tirelli, du département de psychologie : une demi-journée destinée à interroger le devenir des pratiques scientifiques dans un contexte où l’excellence se confond avec la course à la publication. « Notre ambition est de sensibiliser les chercheurs à l’éthique et à l’intégrité scientifique afin d’éviter de participer – en toute bonne foi souvent !– à l’amoindrissement de la qualité générale de la recherche », confie le vice-Recteur qui préside le CEIS.

Pour le Pr Ezio Tirelli, « la course aux publications et aux facteurs d’impact s’explique par une compétition accrue entre laboratoires et entre universités, une concurrence encore amplifiée, dans le chef de certains chercheurs, par une véritable obsession de la notoriété ». Dans la sphère aseptisée des laboratoires, la compétition est rude et, si certains ont pu croire qu’elle allait mécaniquement contribuer à hausser la qualité de la recherche, ce n’est qu’une illusion.

CaeymaexFlorenceL’inquiétude monte dans les rangs des chercheurs, coincés entre l’exigence d’étoffer leur curriculum vitae et l’indispensable honnêteté intellectuelle. Pour Florence Caeymaex, l’intégrité n’est pas une question de moralité personnelle ; elle est directement liée aux conditions dans lesquelles s’effectuent la production et la valorisation des connaissances. Promouvoir l’éthique en recherche n’implique pas seulement de sanctionner les coupables, mais aussi de donner aux chercheurs la possibilité de questionner et de changer le contexte dans lequel ils évoluent. Les interactions entre sciences “dures” et sciences humaines sont à cet égard indispensables, car ce contexte n’est pas uniquement institutionnel : il est aussi économique, social, politique. Comme dans d’autres secteurs. « Il est temps de redonner du temps, estime Florence Caeymaex, et cela vaut autant pour les chercheurs que pour les pairs qui les évaluent. » Mais aussi d’interroger les modèles économiques qui régissent la recherche publique et privée : « Les grands éditeurs scientifiques jouent un rôle majeur, mais ils ne sont pas les seuls, ajoute-t-elle. On assiste maintenant à des formes de spéculation financière sur les laboratoires qui peuvent toucher en profondeur les pratiques scientifiques. » Enfin, l’évaluation est également pointée du doigt lorsqu’elle repose principalement sur la bibliométrie. « Combien d’articles le candidat a-t-il publiés ? Et avec quel facteur d’impact ? De telles questions supposent que les résultats présentés ont été validés en amont de la publication ; il faut aujourd’hui interroger la manière dont ils l’ont été », continue Florence Caeymaex.

GOOD SCIENCE

« Faire de la “bonne science” aujourd’hui, ce n’est pas seulement se doter d’une méthode adéquate ou faire preuve de rigueur, c’est aussi être capable de se situer et de comprendre ce qui rend possible, et désirable, la rigueur méthodologique et l’exigence intellectuelle – et ce qui nous en détourne. Réfléchir et transformer un contexte n’est pas une affaire individuelle, mais collective. Si des chercheurs se mobilisent aujourd’hui sur une base associative, les institutions de recherche et les universités ont elles aussi un rôle à jouer aux côtés des pouvoir publics. Élaborer, jour après jour, des politiques de recherche susceptibles d’assurer les conditions d’une recherche fiable, qualitative et socialement utile est l’indispensable complément sans lequel éthique et intégrité resteront des mots creux », conclut la chercheuse.

* Le Monde-Science et Médecine du 13 mai 2015 consacrait un dossier à la fraude dans les laboratoires.

L’éthique en recherche

Workshop Research, Ethics & Society, avec le soutien du CEIS et de l’administration recherche et développement (ARD). Michèle Leduc, directrice de recherche émérite au CNRS et présidente du comité d’éthique du CNRS, donnera une conférence intitulée “La politique de l’excellence en recherche : histoire, effets, enjeux”. Le jeudi 25 février, de 13h30 à 16h30, à l’amphithéâtre Tocqueville, faculté de Droit (B31), campus du Sart-Tilman, 4000 Liège.

Contacts : inscription par courriel doc-training@ulg.ac.be

 

Patricia Janssens
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