Avril 2016 /253

Carte blanche à Vincent Genin

Vers une Pax Persiana au Moyen-Orient ?

Depuis la fin de l’année 2013, et les premières manifestations de son retour dans ce que l’on appelait jadis le “concert des nations”, l’Iran est sans doute le pays le plus souvent inscrit en une de l’actualité des relations internationales. Beaucoup y voient une sorte d’enfant turbulent qui, après une trentaine d’années d’isolement diplomatique, tend à retrouver la tranquilitas animi. Certes, l’on apprend par une déclaration d’un haut dignitaire iranien, ce 10 mars 2016, que le programme de développement de missiles balistiques ne sera pas suspendu, mais ne devrions-nous pas être rassurés par l’accord du 14 juillet 2015 sur le nucléaire, la participation du pays à la lutte contre Daesh, son offre de médiation inattendue à l’Union africaine pour réduire Boko-Haram et par la levée de nombreuses sanctions internationales le frappant ? Enthousiaste, The Guardian estimait, le 28 janvier 2015, qu’il est temps de remplacer, comme si la diplomatie était un Meccano, l’alliance objective avec Riyad par celle avec Téhéran.

Toutefois, ce qui caractérise l’Iran actuel, ce n’est pas forcément cette ouverture partielle (c’est le cas de Cuba), mais bien la volonté d’acquérir une “puissance” qui se manifeste par deux axes : garantir l’indépendance et le régime ; conserver la sphère d’influence sur le Croissant chiite courant de Beyrouth à Téhéran, sous-tendu par un moyen, l’acquisition du nucléaire civil, sans que l’option atomique ne soit pour l’heure avérée. Cette puissance, le président Rohani l’a évoquée verbalement le 24 novembre 2014 et a précisé, il y a quelques jours, sur le même ton : “L’Iran ne deviendra pas le Yémen, ni l’Irak, ni la Syrie”, au grand dam d’Israël et des pétromonarchies arabes à dominante sunnite, imaginant mal se lever un beau matin sous le dôme protecteur de la Perse d’hier.

Comment l’historien des relations internationales peut-il envisager la situation actuelle ? En gardant à l’esprit que l’Iran représente une “voie naturelle de passage”, pour reprendre l’expression de deux maîtres, Pierre Renouvin et Jean-Baptiste Duroselle. Or, la caractéristique d’un tel espace est de posséder un degré de puissance mouvant, sinon à double tranchant. Stable, il optimisera le rendement de cette voie indispensable à beaucoup d’étrangers, en les grevant de taxes, fera prospérer ses natifs et jouera le rôle d’un honest broker dans les relations internationales. En devenant l’objet des convoitises des grandes puissances, des pays comme l’Iran ou la Belgique ont usé de cette position. Téhéran a souvent surnagé depuis la fin du XIXe siècle grâce à sa maîtrise de la rivalité anglo-russe à son propos ; Londres avait besoin de cette étape sur la route des Indes tandis que la Russie est attachée à la proximité des mers chaudes – pensons à la Crimée – non sans entretenir un fort commerce avec la Perse (import de fruits secs et de coton brut ; export du sucre de betterave et de produits manufacturés). Cela n’allait pas sans abandonner des parcelles de souveraineté, à l’image de ses ressources pétrolifères : à la veille de 1914, l’Anglo-Persian Oil Company est le fournisseur direct de la Royal Navy. Mais, en cas de déstabilisation de cet État, la vapeur s’inverse : il ne représente plus qu’une “voie d’invasion”, exposée au démembrement. Tel fut le sort de la Pologne en 1795 et 1939, de la Belgique en 1914 et de l’Iran de 1941 à 1951, lorsque le pays fut mis sous la tutelle anglo-soviétique. Le retour à l’équilibre ne se fit pas sans mal et, parfois, se reflétait par un retour de nationalisme : telle fut la défense d’un projet de “Grande Belgique” en 1918-1920 ; l’aspiration à une forme de kémalisme iranien en 1921 puis de nassérisme, de 1951 à 1953, sous l’ère Mossadegh. La perte de souveraineté d’hier doit être purifiée par un retour de puissance.

GeninVincentConcernant l’Iran de 2016, le mot “retour” est sans doute excessif. Certes, le spectre du Shah des années 1960-1970 agit encore comme une puissante crainte à l’égard des pays du Golfe, dont Téhéran était alors le “gendarme”. Mais il s’agissait surtout d’un colosse aux pieds d’argile, vivant par la bonne grâce de la CIA et du MI6, malgré le vernis majestueux et nationaliste des célébrations de Persépolis de 1971. Disons que l’Iran est plutôt en quête de puissance. Le pays veut cesser d’être uniquement un pion dans le jeu des Grands, pour à son tour les déplacer sur son propre échiquier. Et sortir de la situation d’équilibre du médiateur identifié à un enjeu, du médiant – même au sens littéraire : les Lettres persanes de Montesquieu, en 1721, pour éviter les poursuites, utilisent le truchement de deux épistoliers persans pour critiquer la société française – dont les inquiétudes sont si bien ressenties par le Figaro de Beaumarchais : “Perdu dans la foule obscure, il m’a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement qu’on n’en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes”.

Mais cette puissance n’est pas pour autant la panacée du Moyen-Orient, qui certes peut vivre un temps déterminé sous la houlette d’une Pax Persiana, mais qui devra aussi se remémorer ces quelques mots du premier historien critique, Thucydide, au Ve siècle avant notre ère : “Ce qui rendit la guerre inévitable était la croissance de la puissance d’Athènes et la crainte que cela suscita à Sparte”.

Vincent Genin
boursier de doctorat
chaire d’histoire contemporaine ULg

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