October 2016 /257

Au bonheur des morts

DespretVinciane“Faire son deuil” est devenu une injonction puissante – à propos de tout et, si possible, vite. Dans son essai Au bonheur des morts. Récits de ceux qui restent, la philosophe Vinciane Despret invite au contraire à explorer les rapports que nous entretenons avec nos défunts, en prenant quelque distance avec le positivisme désenchanté qui dénie la possibilité d’une interaction, de quelque nature que ce soit, entre “eux” et “nous”. « L’idée que les morts n’ont d’autre destin que l’inexistence atteste d’une conception de leur statut très locale et historiquement très récente », rappelle la philosophe. Dans nos sociétés, c’est donc en général de manière totalement inavouée que les vivants et les morts s’évertuent à s’accrocher les uns aux autres. Et inventent pour ce faire de nouvelles manières d’être ensemble, car « si nous ne prenons pas soin d’eux, les morts meurent tout à fait », la réciproque étant peut-être vraie.

FABRIQUE D’HISTOIRES

C’est une femme qui porte les chaussures de sa grand-mère pour qu’elle puisse continuer d’arpenter le monde. Un veuf qui, à la date anniversaire de sa défunte épouse, lui prépare son repas préféré. Une jeune femme enceinte dont le père décédé la visite en rêve pour lui dire qu’il est heureux que ce soit un garçon. Autant de récits que Vinciane Despret a recueillis autour d’elle, menant son enquête à rebrousse-poil, se débarrassant dans un premier temps de ses valises conceptuelles pour, “simplement”, écrire une histoire. « J’ai senti très tôt dans l’écriture de ce livre que les explications et les interprétations avaient un effet toxique, qu’elles affaiblissaient considérablement l’intelligence et la puissance créatrice de ces expériences, qu’elles oblitéraient toute la démarche de doute, d’hésitation, de perplexité qui les rend si intéressantes, et que la seule manière d’essayer d’être à la hauteur de cette intelligence, c’était de m’insérer, de prendre mon tour, comme enquêtrice et comme auteure, dans la fabrication d’une matrice narrative. Les explications clôturent – c’est la logique du “dernier mot” – alors que la fabrication d’histoires engage à plus d’histoires, plus de pensées, intensifient les puissances imaginantes », explique-t-elle.

Or, la fabrique d’histoires, lorsqu’elle est bien engagée, s’arrête rarement une fois le livre sous presse. C’est ce que Vinciane Despret ne cesse de constater à travers les lettres, nombreuses, qui lui arrivent. « Les lecteurs me disent souvent – et le paradoxe est très intéressant – que ce que j’ai écrit est à la fois très familier pour eux mais aussi que cela familiarise leur expérience, qu’elle leur semble moins étrangère – comme si leur expérience tant qu’elle restait isolée n’était pas étrange, mais étrangère, ce qui est très différent. Ce que ces lettres disent, c’est que le relais des expériences rend sensible, voire revitalise la familiarité cachée de ces expériences », commente-t-elle.

L’ESSAI COMME EXPÉRIMENTATION

Déjà récompensée pour ce travail par le prix Scam de l’essai en 2015, Vinciane Despret a reçu récemment le prix 2016 des Rencontres philosophiques de Monaco, dont l’ambition est de “faire vibrer la philosophie”. « Le prix de la Scam, dont le jury est composé de membres de la Société belge des auteurs, me semble représenter une volonté de considérer l’essai non plus comme un travail académique au sens traditionnel du terme, mais comme un acte d’expérimentation, c’est-à-dire de transformation à la fois des données du problème mais aussi des lecteurs, voire de l’auteur lui-même. Dans cette perspective, l’essai relève des arts de la création et assume que l’écriture est créatrice d’idées et non simple véhicule de thèses. Concernant ce second prix, je crois que mon livre a retenu l’attention parce qu’il s’est efforcé de garder le lien “vibrant” entre une prise proprement philosophique et la manière dont la vie nous affecte et dont nous faisons l’expérience qu’elle nous affecte », poursuit-elle. Une expérience qui est aussi celle de la joie – « on dit rarement à quel point les morts peuvent nous rendre heureux » – dans laquelle les histoires à raconter prennent le pas sur les deuils à faire.

 

Au bonheur des morts. Récits de ceux qui restent, Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, Paris, 2015.

Julie Luong
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