Mai 2008 /174

Sursaut de carpe

Une découverte liégeoise devrait éviter des ravages dans l'élevage piscicole

Poisson d'ornement très apprécié des collectionneurs pour sa robe chatoyante, la carpe Koï est connue depuis l'Antiquité. Chouchoutés par les connaisseurs qui les engagent dans des concours hauts en couleur, certains spécimens peuvent atteindre sur le marché très sélect des amateurs quelques dizaines de milliers d'euros. Depuis 1999 cependant, tout ce petit monde est en pleine effervescence. Un virus - l'herpèsvirus KHV - ravage les étangs et a d'ores et déjà causé des pertes économiques très importantes au sein des élevages de carpes Koï. « Ce ne serait pas encore trop grave, commente le Pr Alain Vanderplasschen, directeur du laboratoire d'immunologie et de vaccinologie en faculté de Médecine vétérinaire, mais ce virus occasionne également des pertes colossales dans les fermes aquacoles d'Europe de l'Est, du Moyen-Orient et d'Asie où est élevée la carpe commune, première source de protéines animales dans l'alimentation de millions de personnes. » Très contagieuse, la maladie induit en quelques jours jusqu'à 95% de mortalité, tant chez la carpe Koï que chez la carpe commune. Fort heureusement, les recherches du laboratoire liégeois qui font la "une" du Journal of Virology* laissent présager une solution à court terme.

 

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Passionnant virus

En 2005, une publication sur le KHV dans le Journal of General Virology retint toute l'attention du Pr Vanderplasschen. « L'article décrivait la structure du génome du KHV et quelques-uns de ses gènes. Ce fut une révélation ! Car ce virus devenait un sujet de recherche fondamentale irrésistible pour notre équipe : notre labo étudie en effet les interactions survenant entre divers pathogènes et leur hôte en tentant d'identifier les mécanismes développés par les pathogènes pour neutraliser le système immunitaire de l'animal infecté. C'est ce que l'on appelle "immunoévasion". Divers virus ainsi qu'un parasite sont ainsi étudiés par la quinzaine de chercheurs du laboratoire. »

Cette thématique de recherches permet d'étudier le système immunitaire sous un angle original. « Nous avons ainsi découvert au cours des dernières années comment la tique réussit à inhiber l'inflammation au site de morsure en injectant de la salive contenant de puissants inhibiteurs du complément (voir article ci-contre) et comment certains herpèsvirus interceptent les signaux d'alerte (cytokines) émis par le système immunitaire. Nos recherches démontrent que les pathogènes, tout comme leurs hôtes, évoluent selon un processus darwinien : seuls les agents pathogènes les mieux adaptés se perpétuent », explique Alain Vanderplasschen.

Mais revenons aux poissons d'eau douce. La publication de 2005 a révélé un virus fascinant, possédant de très nombreux gènes susceptibles de neutraliser la réponse immune du poisson. « Parmi ceux-ci, on retrouve des gènes spécifiques des virus de la famille des Poxviridae, la famille virale que j'ai étudiée pendant ma thèse d'agrégation réalisée au cours d'un séjour post-doctoral à l'université d'Oxford, reprend le Pr Vanderplasschen. La présence de gènes de Poxviridae au sein du génome de l'herpèsvirus KHV étaye une vieille hypothèse selon laquelle les familles Herpesviridae et Poxviridae se seraient différenciées l'une de l'autre à partir d'un ancêtre commun, il y a plusieurs centaines de millions d'années. Le virus KHV peut dès lors être considéré comme un véritable "fossile vivant" qui devrait apporter des éclaircissements à ce sujet. »

La prestigieuse revue de virologie met aujourd'hui les travaux de l'équipe liégeoise à l'honneur. « A mes yeux, note le Pr Vanderplasschen, cette publication est importante à deux points de vue. Elle est d'abord l'illustration de la liberté d'entreprendre dont nous jouissons à l'Université et la démonstration qu'avec l'aide de gens brillants et motivés on peut atteindre la plupart des objectifs. En effet, il y a trois ans à peine, pas un seul aquarium ne figurait dans notre labo et nous n'avions jamais multiplié de virus KHV dans nos incubateurs. »

Grâce au concours du Dr Pierre-Vincent Drion, responsable de l'animalerie du CHU, et à l'ingéniosité de Cédric Delforge, gestionnaire des animaleries du laboratoire, des aquariums ont été installés dans les caves du laboratoire qui abritent à présent des centaines de poissons. Une collaboration intense avec le Dr François Lieffrig, directeur de la division guidance et recherche en pisciculture du Centre d'économie rurale de Marloie, a permis de disposer au sein de ce projet d'un expert en maladies des poissons. Enfin, au sein du laboratoire, le Dr Bérénice Costes, chercheuse brillante et motivée, s'est passionnée pour ce projet dont elle est devenue un acteur majeur. « Sans elle, cette belle aventure scientifique n'aurait jamais vu le jour », reconnaît le Pr Vanderplasschen.

Véritable prouesse

D'un point de vue scientifique, la publication dans le Journal of Virology est extrêmement importante. Pour la recherche sur le KHV bien sûr, mais aussi, d'une manière plus large, pour l'ensemble des travaux sur des virus pourvus d'un génome de grande taille parmi lesquels certains pathogènes humains. « Le KHV possède un très grand génome : sa taille est double de celle de la plupart des herpèsvirus. Cette spécificité rend difficile, voire impossible la manipulation génétique par les techniques conventionnelles, ce qui explique sans doute qu'aucun vaccin atténué recombinant n'a été produit à ce jour malgré le nombre de chercheurs attelés à la tâche », continue Alain Vanderplasschen.

Pour faire face à ce gigantisme, le Dr Costes a tenté de cloner la totalité du génome sous la forme d'un chromosome artificiel bactérien (BAC). Cette prouesse technologique a pour but de modifier le génome viral de manière à pouvoir l'introduire dans une bactérie et assurer sa persistance au sein de la descendance de celle-ci. Une fois cette phase accomplie, le chercheur peut "facilement" muter le génome viral par manipulation en bactéries. Enfin, lorsque les modifications génétiques ont été réalisées au niveau du génome viral, le virus recombinant peut être produit par introduction de l'ADN modifié dans des cellules de poissons. « Le clonage sous la forme d'un BAC d'un génome aussi grand que celui du KHV n'a jamais été réussi auparavant, s'enthousiasme le professeur. Grâce à une série d'astuces ingénieuses, Bérénice a réussi là où tous les autres ont échoué. »

Une véritable prouesse qui permet à présent d'étudier les fonctions de chaque gène du KHV. « Fort de cet outil, nous avons décidé de créer un groupe dédié exclusivement au KHV. Il est dirigé par Bérénice Costes et comprend déjà cinq personnes, révèle Alain Vanderplasschen. Plusieurs gènes du KHV susceptibles d'interférer avec le système immunitaire du poisson font déjà l'objet de recherches avancées. »

 

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Alain Vanderplasschen, Bérénice Costes, François Lieffrig

Du fondamental à l'appliqué

Actuellement, seuls quelques laboratoires dans le monde sont capables de cloner le génome d'herpèsvirus sous la forme de BAC. L'université de Liège fait partie de ce groupe restreint depuis 2005, date à laquelle le génome de l'herpèsvirus bovin 4 a été cloné par le Dr Laurent Gillet. Grâce à la virtuosité des chercheurs liégeois, un grand nombre de virus KHV délestés d'un ou de plusieurs gènes ont d'ores et déjà été produits. L'inoculation de ces virus à de jeunes poissons a permis d'identifier un virus mutant n'induisant plus la maladie mais stimulant néanmoins leur système immunitaire. Vaccinées à l'aide de ce virus atténué, les carpes développent une réponse immune qui les protège lors d'infections ultérieures par le virus mortel. Ce vaccin a été breveté et fait actuellement l'objet de négociations avec un grand groupe pharmaceutique. Les éleveurs de carpes et les amateurs de poissons d'ornement vont pouvoir respirer.

Patricia Janssens
Photos : © Jean-Louis Wertz

* Costes B., Fournier G., Michel B., Delforge C., Raj V. S., Dewals B., Gillet L., Drion P., Body A., Schynts F., Lieffrig F. et Vanderplasschen A., "Cloning of koi herpesvirus genome as an infectious bacterial artificial chromosome: demonstration that disruption of the TK locus induces a partial attenuation in Cyprinus carpio koi", dans J.Virol.,
2008 82 : 4955-4964. Voir le site http://jvi.asm.org/

Site web du laboratoire d'immunologie et de vaccinologie :
www.dmipfmv.ulg.ac.be/vetimmuno/

 

Pourquoi la tique ne fait-elle pas mal quand elle pique ?

Si la question ressemble à une devinette pour enfant, sa résolution est loin d'être obvie. Et il a fallu toute la maestria du laboratoire d'immunologie et de vaccinologie pour y parvenir. Réponse ? La tique ne fait pas mal parce que sa salive contient des inhibiteurs de l'inflammation.

Les chercheurs de l'ULg ont découvert que les glandes salivaires de la tique Ixodes ricinus contiennent ce que l'on appelle des "inhibiteurs du complément", lesquels empêchent l'organisme de réagir de façon habituelle en présence d'un intrus. Pas d'inflammation, pas de douleur... La tique peut vivre à nos dépens et nous transmettre des maladies comme celle de Lyme par exemple. Les études de biologie moléculaire menées dans le laboratoire ont mis en évidence une famille de protéines impliquées dans l'inhibition du complément. Les membres de cette famille se sont différenciés au cours de l'évolution pour acquérir des propriétés complémentaires. Les chercheurs liégeois ont ainsi démontré que chaque membre de cette famille inhibe le complément d'un ensemble d'espèces animales. Grâce à la synthèse des différents membres de cette famille, la tique peut donc se nourrir sur un très grand nombre d'espèces animales allant de la souris à l'homme en passant par le chien ou le chat... et s'adapter à toutes les situations pour survivre.

Cette découverte majeure est à la base d'un dépôt de brevet sur une famille de molécules intéressantes, car ces inhibiteurs pourraient donner naissance à de nouveaux anti-inflammatoires.

Voir l'article détaillé sur le site www.reflexions.ulg.ac.be

 

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