Février 2010 /191

La conscience en point de mire

Reconnaissance pour le Coma Science Group

ComaScience01En octobre dernier, la conférence 2009 de la "Society for Neuroscience" attirait plus de 30 000 chercheurs à Chicago. Steven Laureys, maître de recherches FNRS à l'ULg et professeur de clinique au service de neurologie du CHU, était invité à donner une conférence plénière sur le fonctionnement du cerveau de patients en état de conscience modifiée. Le 25 février prochain, c'est devant le comité du prix Nobel de médecine et physiologie à Stockholm qu'il présentera les travaux du Coma Science Group (au sein du centre de recherches du cyclotron) qu'il dirige à l'Université et au CHU de Liège. « On sent une sorte d'effervescence dans le domaine, commente notre chercheur. Je pense pouvoir la comparer à celle des années 1950, lors des grandes recherches sur le code génétique de la vie et la découverte de l'ADN par Francis Crick et James Watson. Aujourd'hui, les neurosciences, dans de nombreux laboratoires sur la planète, tentent de "craquer" le code neuronal de la conscience. »

L'équipe de Steven Laureys étudie le fonctionnement du cerveau chez les patients qui récupèrent partiellement d'un coma*. Sont-ils conscients ? Perçoivent-ils la douleur ? Peuvent-ils comprendre ce qu'on leur dit ? S'il ne récupère pas complètement, un patient qui se réveille d'un coma entre dans un état de conscience altérée qu'il convient de bien diagnostiquer afin de prescrire un éventuel traitement contre la douleur et déterminer un pronostic de fin de vie.

"Le Coma Science Group
étudie la conscience dans tous ses états"

« Je suis arrivé au cyclotron de l'ULg en 1997, se souvient Steven Laureys. J'ai travaillé sans doctorants pendant plusieurs années... Ensuite, Caroline Schnakers, neuropsychologue, et Mélanie Boly, médecin, m'ont rejoint. » Depuis ces débuts modestes, le groupe s'est largement déployé. Il accueille aujourd'hui sept neuropsychologues, sept médecins, mais aussi une dizaine d'ingénieurs, de physiciens et d'experts étrangers qui développent de nouvelles méthodes pour tirer le meilleur parti des appareils de pointe dont dispose le centre de recherches du cyclotron.

L'originalité de l'équipe liégeoise est sa pluridisciplinarité... mondialement reconnue. Chaque nouvelle étape franchie dans la connaissance de la conscience ou chaque nouvelle technique validée pour examiner un patient est ensuite transposée vers la clinique pour son utilisation par les médecins dans la vraie vie, au CHU de Liège. En 2006, le groupe se dote d'un nom : le Coma Science Group... qui attire désormais des chercheurs du monde entier. « Nous n'offrons aucun financement, explique Steven Laureys. Les chercheurs que nous accueillons auraient pu choisir de séjourner dans les meilleures universités du monde, comme Cambridge ou Harvard. Mais à l'heure actuelle, nous sommes les seuls à allier si intimement la recherche en neurosciences et ses applications cliniques. Des patients du monde entier nous sont également confiés, pour une batterie de tests réalisés au cours d'un séjour d'une semaine. Ces examens confirment, infirment ou précisent leur diagnostic clinique à l'aide de résultats objectifs obtenus à partir de technologies de pointe. Ces derniers aident les familles à accepter la réalité et, dans certains cas, révèlent des surprises. »

En clinique, le diagnostic d'un état de conscience modifiée résulte habituellement d'un consensus du personnel soignant, basé sur une analyse des réponses comportementales que le patient donne à des stimulations. « Nous avons montré qu'un tel diagnostic est couramment erroné : sur les 103 patients en état de conscience modifiée que nous avons étudiés, 41% de ceux diagnostiqués en état végétatif étaient en réalité en état de conscience minimale », explique Caroline Schnakers.

Cette étude utilisait comme référence l'échelle comportementale standardisée la plus sensible aux signes de conscience, à savoir la Coma Recovery Scale Revised (CRS-R) validée en français par Caroline Schnakers. Contrairement à l'échelle de coma de Glasgow mondialement utilisée, cette échelle prend en compte l'ensemble des critères pour diagnostiquer un patient en état de conscience minimale comme la poursuite visuelle, par exemple. La CRS-R est aussi la seule échelle comportementale à imposer la reproductibilité du résultat obtenu avant de poser un diagnostic.

"Combiner le comportemental
et les techniques paramédicales"

Bien sûr, toute technique a ses avantages... et ses limites. L'évaluation de l'état de conscience à partir d'une échelle comportementale dépend des capacités motrices du patient. Or, celles-ci peuvent être endommagées par le traumatisme subi. C'est pourquoi il est indispensable de toujours combiner le recours au comportemental à des techniques paramédicales, comme la résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), le PET-Scan ou l'électrophysiologie.

Le Coma Science Group est aussi très actif dans ce vaste domaine de la neuro-imagerie fonctionnelle, tant au niveau recherche qu'application clinique. Il a, par exemple, démontré la pertinence du recours à l'IRMf pour détecter des signes de conscience. La publication parue dans Science en 2006 avait créé la surprise : le scanner a révélé qu'une patiente incapable de bouger et diagnostiquée en état végétatif était en réalité capable de s'imaginer en train de jouer au tennis...

Depuis, les enregistrements ont continué, en collaboration avec l'université de Cambridge : l'activation cérébrale de 54 patients a été étudiée par l'IRMf. Les résultats paraissent aujourd'hui dans la prestigieuse revue médicale New England Journal of Medicine : sur 23 patients que l'on estimait en état végétatif, quatre d'entre eux étaient capables de jouer au tennis "dans leur tête". Chez l'un d'eux, les investigations ont été poussées plus avant. « A notre grande surprise, nous avons pu établir une communication, raconte Steven Laureys. Lorsqu'une question est posée à un patient, l'IRMf ne permet pas de distinguer "penser oui" et "penser non". Nous avons alors convenu avec le patient de s'imaginer jouer au tennis pour répondre "oui" et de s'imaginer déambuler dans sa maison pour dire "non", ces deux actions induisant des activations cérébrales spécifiques. Nous avons ainsi pu avoir des réponses très claires et correctes à nos questions : votre maman s'appelle-t-elle Stéphanie ? Le nom de votre chien est-il Rex ? Et ainsi de suite. » On imagine sans peine les conséquences d'une telle découverte.

Ces recherches confirment l'intérêt majeur de l'IRMf : il faut désormais travailler à leurs applications cliniques et donc développer des moyens portables et utilisables par les médecins et les familles. C'est notamment le travail de l'ingénieur Quentin Noirhomme du Coma Science Group, lequel coordonne le projet européen Deployment of Brain-Computer Interfaces for the Detection of Consciousness in Non-Responsive Patients (Decoder) dont la mission est de développer des interfaces cerveau-ordinateur.

"La conscience n'est pas la propriété
d'une zone particulière du cerveau"

Mais à nouveau, cette technique présente ses limites. Un biais peut accompagner les protocoles qui dépendent de la participation du patient : une absence de réponse à la commande signifie-t-elle forcément qu'il n'est pas conscient ? Le patient pourrait souffrir d'un problème d'audition ou, simplement, être trop fatigué pour répondre. Chercheur au FNRS au sein du Coma Science Group, le physicien Andrea Soddu étudie l'activité cérébrale de sujets sains au repos, à l'éveil et sous anesthésie. « Pendant une séquence de dix minutes, un scanner mesure l'évolution temporelle de l'activité de tout le cerveau d'un sujet auquel aucune demande n'est adressée. Une carte de connectivité cérébrale tridimensionnelle est dressée. L'existence de ces connections implique une communication entre les zones concernées. Or, la conscience n'est pas la propriété d'une zone particulière du cerveau (comme le sont la vue, l'audition et l'activité motrice) : elle est plutôt une propriété émergente du cerveau. »

Les études liégeoises ont permis de montrer que la distribution spatiale de ces connections est la même chez tous les sujets sains. Et les études de Pierre Boveroux et Muriel Kirsch, du service d'anesthésie du CHU, ont permis de mieux comprendre les observations faites en coma pathologique. La connectivité est corrélée au niveau de conscience, comme le montre une publication d'Audrey Vanhaudenhuyse, neuropsychologue au Coma Science Group, paru le mois passé dans la revue Brain. Ainsi, la comparaison de la carte de connectivité d'un patient en état de conscience altérée avec celle d'un sujet sain offre actuellement au médecin un outil supplémentaire qui, associé à d'autres techniques indépendantes, accroît l'objectivité d'un diagnostic et d'un pronostic de récupération.

Chaque protocole d'étude de la conscience apporte son lot de connaissances, mais seule une combinaison des techniques permet de grandes avancées. Par ailleurs, une étude neurochirurgicale liégeoise sponsorisée par les Etats-Unis - sur la stimulation cérébrale profonde après un coma - devrait aboutir à la mise au point de traitements thérapeutiques. « En ayant misé dès le départ sur la pluridisciplinarité, je pense que le Coma Science Group restera à la pointe dans son domaine pendant encore au moins dix ans, confie Steven Laureys. Le défi pour l'avenir proche sera de se doter d'une véritable unité clinique avec ses propres locaux, son secrétariat, ses techniciens, ses infirmières, ses bureaux, de quoi accueillir les experts étrangers en séjour chez nous. »

Page réalisée par Elisa Di Pietro
Photos ULg Michel Houet

* Un patient en état végétatif est éveillé mais non conscient : ses mouvements sont réflexes. S'il est en état de conscience minimale, il peut manifester des signes de conscience. Enfin, un patient locked-in est pleinement conscient : son cerveau est essentiellement intact, mais son corps ne répond plus du tout.

Page suivante, photo de groupe de l'équipe du Coma Science Group.


Contacts : tél. 04.366.23.16, site www.coma.ulg.ac.be

 

ComaScience02
De gauche à droite

En haut :
Steven Laureys, MD, PhD, Maître de recherches FNRS, Pr de clinique neurologie CHU
Didier Ledoux, MD PhD, chef de clinique Soins Intensifs CHU, mi-temps FNRS
Etudiant en médecine de Milan : Oli Illapel
Etudiant Master en neuroscience Université d'Amsterdam : Pieter Guldenmund
Tshibanda Luaba Jean-Flory MD, radiologue CHU, doctorant
Haibo Di, MD PhD Zhejiang University School of Medicine et Hangzhou Teachers College, China
Andrea Soddu, physicien Rome, PhD Virginia, FNRS
Victor Collogan, doctorant, biologiste Paris, FRIA
Mario Rosanova MD PhD Milan, expert invité
Pierre Boveroux MD anesthésiste, doctorant, fonds CE & CHU
Rémy Lehembre, ingénieur civil UCL, doctorant, fonds CE & Mc Donnell
Quentin Noirhomme, ingénieur civil UCL PhD, chargé de recherches FNRS
Marcello Massimini, MD PhD Milan, Professeur Invité ULg

En bas :
Murielle Kirsch MD anesthésiste CHU, doctorante
Audrey Vanhaudenhuyse, neuropsychologue Namur, ARC, doctorante
Athena Demertzi, neuropsychologue Grèce, fonds EU Marie Curie Network, doctorante
Caroline Schnakers, neuropsychologue ULg PhD, chargé de recherches FNRS
Camille Chatellle, neuropsychologue ULB, aspirante FNRS, doctorante
Olivia Gosseries, neuropsychologue ULB, aspirante FNRS, doctorante
Marie-Aurélie Bruno, neuropsychologue Namur, aspirante FNRS, doctorante
Marie Thonnard, neuropsychologue ULg, non-FRIA, doctorante

Ne sont pas sur la photo
Mélanie Boly, MD, PhD CSG, chargé de recherches FNRS (au FIL UCL Londres pour post-doc)
Bettina Sorger, neuropsychologue PhD Maastricht, financé Pays Bas
Audrey Maudoux MD ORL, aspirante FNRS, doctorante
Isabelle Lutte, MD UCL, avocate ULB, fonds propre, doctorante
Dorothée Lule, PhD en biologie, Tübingen, financé Allemagne

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