Avril 2010 /193

Mémoire(s) en question(s)

Reconstruire le passé, pour construire le présent ?

SteleInventée par le sociologue français Maurice Halbwachs, la notion de “mémoire collective” – par opposition à la mémoire individuelle – peut être définie comme “le souvenir d’une expérience vécue par une collectivité vivante”. A Liège par exemple, cette mémoire est nourrie par des souvenirs relatifs à la Seconde Guerre mondiale, aux grèves de 1960, etc. Forcément au pluriel, ces mémoires collectives vont avoir tendance à entretenir des relations conflictuelles avec l’histoire nationale et, dans les sociétés comme les nôtres où la notion d’identité s’est affaiblie, il peut y avoir pléthore de mémoires, et même concurrence entre elles. C’est sur ce thème que le département de science politique organise le 7 mai prochain – en collaboration avec l’asbl Les Territoires de la mémoire – un colloque intitulé “ Mémoire(s) en question(s) : la transmission entre monopole et concurrence ?”.

Mémoire sélective

Geoffrey Grandjean – aspirant FRS-FNRS au sein du département de science politique et cheville ouvrière avec Jérôme Jamin (Cedem) du colloque – évoque d’emblée le cas des manuels scolaires qui, d’une certaine façon, reconstruisent le passé et témoignent de sa transmission à un moment donné. « La colonisation, les guerres mondiales, la Shoah, les identités nationales sont autant de thèmes dont la présentation change au fil du temps », explique Geoffrey Grandjean. Or, partager une mémoire, c’est partager une même vision du monde, ce qui incite les hommes politiques à privilégier “une” mémoire, laquelle indispose, par conséquent, les partisans d’une autre. En France notamment, l’histoire nationale occupe une place prépondérante dans l’enseignement, mécontentant ainsi les Corses ou les Vendéens. Cette situation a évidemment des incidences politiques. « Chez nous, poursuit Geoffrey Grandjean, la négation du génocide nazi est réprimée par la loi. La communauté arménienne de Belgique – invoquant le génocide arménien en 1915-1916 – a souhaité bénéficier du même droit, ce à quoi s’oppose vigoureusement la communauté turque, laquelle n’a pas la même lecture des faits... Cette divergence de vues se traduit aujourd’hui par une absence de décision politique. »

Pour Philippe Raxhon, professeur de critique historique, le concept de mémoire a fortement évolué en quelques années. « Si la mémoire était perçue dans un premier temps comme un objet d’histoire pour comprendre le passé depuis le présent, elle a tendance à devenir un enjeu politique pour comprendre le présent depuis le passé », constate-t-il. Pour les pays à l’identité controversée, la problématique de la mémoire fait florès et le cas belge est révélateur. L’évolution du statut unitaire de l’Etat vers un Etat fédéral, la production d’une historiographie régionaliste flamande et wallonne dans un contexte de querelles linguistiques ont eu des conséquences sur la question de la mémoire en Belgique. Les deux guerres mondiales ont suscité des débats mémoriels articulés autour des questions de sacrifice, de collaboration avec l’occupant, de répression après la Libération dans les espaces francophones et flamands. C’est dire si les rapports entre histoire et mémoires se compliquent. Car si l’histoire est la connaissance du passé, la mémoire est d’abord reconstruction d’une portion du passé, et, poursuit le Pr Raxhon « l’objectif de cette reconstruction n’est pas la connaissance historique pour elle-même mais plutôt la construction d’une nécessaire identité collective, laquelle peut être une nation, une génération ou un groupe humain. » Les opérations de sélection de la mémoire visent dès lors une efficacité dans le présent et dans l’avenir. Ce qui n’est évidemment pas l’objet de l’histoire.

Tension entre histoire et mémoire

Pour le Pr Raxhon, la crise entre histoire et mémoire a atteint son apogée aux environs de l’an 2000 avec les lois dites “mémorielles” en France. Celle du 10 mai 2001 par exemple, dite “loi Taubira”, « qui qualifiait la traite négrière de crime contre l’humanité, tout en faisant l’impasse sur la traite orientale, et qui conduisit l’un des meilleurs historiens du sujet, Olivier Pétré-Grenouilleau, à être assigné devant les tribunaux par un collectif radical ». Ceci dit, pour Philippe Raxhon, « si on examine la nature et la portée des “lois mémorielles”, et si on s’interroge sur les raisons pour lesquelles furent activées de telles polémiques – en particulier dans les médias –, on se rend compte aussi que la concurrence mémorielle peut être artificiellement induite pour des raisons idéologiques par ceux qui veulent absolument la trouver là où elle n’a pas nécessairement lieu d’être. »

De beaux échanges en perspectives à la veille du 8 mai !

Patricia Janssens
Photo : Marc Verpoorten - Office du Tourisme de la ville de Liège

Mémoires(s) en question(s) : la transmission entre monopole et concurrence ?
Colloque organisé par le département de science politique et l'asbl Les Territoires de la mémoire en étroite collaboration avec les départements de sciences humaines et sociales de l'ULg.
Vendredi 7 mai, dès 9h.
Avec la participation de Régine Robin 'Université du Québec à Montréal), des Prs Philippe Raxhon et Serge Brédart (ULg), de Sébastien Boussois (Ecole pratique des Hautes Etudes de Paris), de Sophie Ernst (Institut national de recherche pédagogique de Lyon) et de Stéphane Grimaldi (Mémorial de Caen). Et le concours de Marc Vanesse (département des arts et sciences de la communication, ULg).
Salle Wallonie, Conseil économique et social de la Région wallone, rue du Vertbois, 13c, 4000 Liège.

Contacts : tél. 04.366.96.60, courrie geoffrey.grandjean@ulg.ac.be

 

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