Octobre 2010 /197

Envisager la décroissance ?

Depuis les années 1970, le mouvement enfle graduellement un peu partout en Europe et aux Etats-Unis. Anti-consuméristes, écologistes et altermondialistes notamment soutiennent que le modèle économique capitaliste, présenté comme un idéal, est aujourd’hui source de graves problèmes. S’opposant au dogme de la croissance économique et même à la notion de développement durable, ils invitent à penser autrement la société de demain et prônent la “décroissance”.  Regards croisés autour de ce concept, de Geoffrey Pleyers, sociologue chargé de recherches au FNRS, et de Lionel Artige, chargé de cours à HEC-ULg et spécialiste de la macro-économie.

PleyersGeoffreyLe 15e jour du mois : La thèse de la décroissance revient en force. Qu’en pensez-vous ?

Geoffrey Pleyers : Les tenants de la “décroissance” remettent en cause l’obsession de l’expansion des marchés et prônent, a contrario, un modèle économique plus respectueux de notre environnement et de l’être humain. Leur grand mérite est avant tout de remettre en question le modèle de la croissance à tout prix et de pointer du doigt des déséquilibres majeurs : l’épuisement de nos ressources énergétiques par exemple ou la mauvaise répartition des biens. Ce phénomène s’illustre de manière particulièrement dramatique au niveau de l’alimentation : alors que le nord de la planète connaît une surproduction alimentaire, souvent de mauvaise qualité – on compte par exemple plus de 30 % d’obèses aux Etats-Unis –,  950 millions de personnes ont souffert de la faim en 2009. Faut-il dès lors continuer dans la même voie, c’est-à-dire produire davantage ?  La décroissance n’est pas synonyme de récession mais plutôt un concept qui invite à faire décroître notre empreinte écologique par une réévaluation de notre économie. L’enjeu des mouvements pour la décroissance, n’est donc pas la récession, mais l’invitation à devenir conscient et responsable des conséquences de ses actes, notamment aux niveaux de l’empreinte écologique ou de la manière dont les biens sont produits. Dans ce sens, les militants de la décroissance invitent à un débat très salutaire.

Le 15e jour : Quelles pistes proposent-ils ?

G.P. : Ils interpellent directement le citoyen selon un grand principe : “consommer moins, produire moins”. L’objectif est de freiner notre consommation, signe de gaspillage, au quotidien : réduire l’utilisation de la voiture au profit des transports en commun ou, mieux encore, du vélo pour des déplacements en ville,  donner une deuxième vie aux objets (réparer plutôt que jeter, donner ou échanger), gérer nos déchets etc. Aux Etats-Unis et en Europe, des citoyens se mobilisent dans cette optique. La région liégeoise est particulièrement active avec ses sept “groupes d’achats communs”. Cette démarche vise à établir des partenariats entre les agriculteurs et les clients afin de favoriser  – dans une logique de “circuit court” – des produits locaux, de saison et de qualité.

Pleyers-AlterGlobalization-couvEn résumé, la “décroissance” ne doit pas mener à un dogmatisme centré sur la diminution du PIB; elle invite plutôt à rendre à l’économie sa place, c’est-à-dire au cœur de la société et non pas en tête des préoccupations. Cela constitue également un grand défi pour les sciences humaines qui se sont constituées autour des idées de croissance, de progrès, de maximisation de la production et de la consommation. Pour “repenser” ces sciences sociales, j’estime qu’il faut revenir aux fondamentaux : la science – y compris les sciences humaines et l’économie – a un double objectif : mieux comprendre le monde, d’une part, et améliorer la qualité de vie des habitants de la planète, d’autre part. Aujourd’hui, produire toujours plus de biens ne contribue pas forcément à une meilleure qualité de vie et se traduit au contraire par un environnement dégradé.

Geoffrey Pleyers, actuellement chercheur qualifié du FNRS à l’UCL, est l’auteur d’une thèse soutenue à l’Institut des sciences humaines et sociales de l’ULg et publiée en 2010 : Alter-Globalization – Becoming Actor in the Global Age (Polity Press).


ArtigeLionelLe 15e jour du mois : La thèse de la décroissance revient en force. Qu’en pensez-vous ?

Lionel Artige : L’idée apparaît pour la première fois, je pense, en 1972, dans un document commandé par le Club de Rome et connu sous le nom de “rapport Meadows”. Rédigé à une époque très prospère, l’étude considérait que les ressources naturelles de la planète ne permettaient pas à la production et à la population de continuer à croître à un rythme aussi rapide que par le passé. L’épuisement des ressources et la raréfaction des terres fertiles imposaient des limites physiques à la croissance que nous devions prendre collectivement en compte si nous voulions nourrir tous les habitants de la planète.

Cette prédiction a été démentie par les faits. La productivité agricole a crû de façon étonnante grâce à l’agriculture intensive qui a relevé le défi de la croissance démographique. 40 ans après le rapport Meadows, on sait que la Terre est capable de nourrir ses occupants, même si cette production alimentaire est très inégalement répartie sur l’ensemble du globe. Cependant, l’agriculture intensive tout comme l’industrie sont parvenues à repousser les limites de la croissance au prix de sacrifices environnementaux majeurs : pollutions, maladies, déchets… La question des tenants de la décroissance est alors la suivante : quel est l’intérêt pour les sociétés humaines de continuer à croître si c’est pour détériorer la qualité de la vie, voire la détruire ?

Le 15e jour : Quelles pistes proposent-ils ?

L.A. : Si la croissance revient à détruire la planète, alors c’est la décroissance qui permet de la préserver. Pour les adeptes de cette solution, il faut moins consommer, donc moins produire afin d’utiliser moins de ressources non renouvelables et moins polluer. Ce qui se traduit au quotidien par l’utilisation du vélo plutôt que de la voiture, par une consommation d’eau et d’énergie réduite au minimum, etc. Certains prônent aussi la décroissance par refus de la société de consommation.

Selon moi, cette mouvance néglige deux aspects importants du processus de croissance et de son impact sur l’environnement. Tout d’abord, la productivité, moteur de la croissance, n’est pas nécessairement hostile à l’environnement. Une hausse de la productivité suppose une réduction des coûts de production comme, par exemple, une utilisation moindre de l’énergie, des matières premières…  Deuxièmement, comme l’affirmait Joseph Schumpeter, la croissance est un processus de “destruction créatrice”. Grâce à l’invention des hommes, des produits nouveaux améliorent, voire remplacent les anciens. Les voitures d’aujourd’hui sont bien plus économes que celles de 1980. Le progrès technologique n’est peut-être pas la panacée de la préservation de notre environnement, mais il peut certainement y contribuer. 

La décroissance est peut-être socialement souhaitable, mais comment la faire adopter comme mode de vie ? Imposer à tous l’achat d’un gsm au maximum au cours d’une vie ? Interdire la publicité pour freiner la consommation ? Bloquer les salaires définitivement ? Comment  promouvoir la décroissance sans coercition sociale ? Si nous préférons collectivement la liberté de consommer ce que nous voulons en n’importe quelle quantité, c’est le prix des ressources naturelles qui se chargera de la coercition. Plus elles seront rares, plus leurs prix seront élevés, et moins nous consommerons. 

Propos recueillis par Patricia Janssens

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