Juin 2011 /205

L’Asie orientale a constitué un foyer puissant d’évolution autonome

Comme le rappelle le Pr Marcel Otte dans son ouvrage La Préhistoire de la Chine et de l’Extrême-Orient*, l’Europe a beaucoup emprunté à la Chine : boussole, poudre, papier, porcelaine, etc. Mais avant, pendant tout ce temps occupé par l’histoire des hommes antérieure à l’écriture ? Force est de reconnaître que l’étude de la préhistoire chinoise n’a jamais été une préoccupation majeure de la recherche occidentale. Le livre que Marcel Otte lui consacre vient donc combler une lacune... tout en résonnant comme un rappel à l’ordre !

Ostracisme

« Les grandes revues anglo-saxonnes pratiquent l’ostracisme vis-à-vis de certaines régions, observe Marcel Otte, professeur de préhistoire. Il y a un dogme établi : la naissance de l’humanité = l’Afrique. » Pourtant, « on voit s’enchaîner en Extrême-Orient toutes les étapes de l’aventure humaine depuis le premier feu jusqu’à l’écriture : les perfectionnements techniques, la sédentarisation, les différentes formes d’agriculture et d’élevage, les systèmes complexes d’irrigation, les cités-Etats, la céramique, les images des dieux. »

C’est bien ce qui se dégage de la lecture de l’ouvrage : un parallélisme presque parfait, du moins au niveau chronologique, entre les “branches” africaines et asiatiques de l’humanité (avant d’en trouver d’autres ?). Une forme très ancienne de primate anthropomorphe a été découverte dans le sud de la Chine, comparable à ses “cousins” africains par la place qu’il occupe dans la chaîne de l’évolution vers l’homme moderne. Le Lufengsis, en effet, comme le Kenyanthrope africain, peut se situer aussi bien sur la branche fossile menant à l’homme qu’à celle qui conduit aux grands singes. On est ici à un moment qui s’étire de 14 à 8 millions d’années avant le temps présent. Plus près de nous – environ trois millions d’années –, un site de la province de Hebei semble attester de la plus ancienne trace humaine dans cette partie du monde : un bloc de pierre à partir duquel nos lointains ancêtres détachaient les éclats qu’ils transformaient ensuite en outils. D’une manière générale, et plus certaine, il est permis d’affirmer que l’humanité était présente dans bien des endroits d’Extrême-Orient avant deux millions d’années, ce qui est contemporain avec ce qui s’est passé en Afrique. Il y eut, ensuite, une longue série de rétroactions entre culture et anatomie (exactement comme ce fut le cas au départ des foyers africains) aboutissant aux populations modernes.

Mais le principal enseignement de l’ouvrage, aux yeux des profanes, est sans doute ailleurs : dans l’affirmation de l’indépendance de ces populations. Car retrouver des traces très anciennes d’humanité ne suffit pas pour conclure que l’homme moderne chinois provient de ces lointains ancêtres. Au contraire, beaucoup affirment que des vagues d’émigration en provenance d’Afrique, présentée comme le berceau de l’humanité, avaient peuplé l’Asie. La thèse défendue par Marcel Otte est tout autre : « Toutes les composantes culturelles propres à l’humanisation y étaient en action : maîtrise des techniques, du feu, de la chasse et d’une façon générale, d’une adaptation techno-économique en parfait équilibre comme en constante évolution. Ces différents aspects illustrent parfaitement les mécanismes de co-évolution entre anatomie et comportement, comme on le voit en action en divers points du globe aux mêmes époques, comme s’ils correspondaient à un “destin” donné à la machine humaine (…). Durant toute cette aventure, nulle trace de flux d’origine externe, ni dans l’anatomie, ni dans le comportement : l’immensité de l’Asie orientale constituait un foyer puissant d’évolution autonome. »



OtteMarcel-PrehistoireChineUne autonomie qui se marque par exemple dans la technique des outils utilisés. Nos ancêtres (la branche africaine donc) utilisaient la technique du biface; ceux des Chinois (voici environ 800 000 ans) utilisaient la méthode unifaciale, sur éclats. Leurs outils sont unifaciaux, mis en forme à partir d’enlèvements taillés à partir d’une seule face. « Des cas exceptionnels, note Marcel Otte, présentent l’extension de la retouche aux deux faces des galets, un peu à la mode des “bifaces” africains.» Pour le chercheur liégeois, « ces pseudos bifaces chinois sont de véritables “sculptures” taillées dans la masse, qui ont toujours cohabité – spatialement et temporellement – avec les outils unifaciaux chaque fois que les disponibilités naturelles s’y prêtent. Il n’y a donc là ni apport externe ni évolution vers un “idéal” occidental ! »

Evolution anatomique

L’ouvrage remonte ainsi le temps, décrivant les précisions et la complexité croissantes apportées aux formes et aux méthodes. De même, il retrace l’évolution anatomique, mettant en évidence la continuité directe entre l’homme chinois moderne et ses prédécesseurs lointains : « La modernisation crânienne est un processus tout à fait général affectant l’humanité entière, et toujours active actuellement », note Marcel Otte, qui ne manque pas de rappeler, si besoin en est que « (…) ces modifications de l’enveloppe osseuse ne concernent en rien ni les capacités ni les réalisations culturelles qui poursuivent leur évolution sous une forme autonome et aboutissent finalement à des “civilisations” distinctes bien qu’aux performances comparables. » L’humanité est radicalement universelle.

Henri Dupuis


Voir l’article complet sur le site www.reflexions.ulg.ac.be (rubrique Société /histoire)

Marcel Otte, La Préhistoire de la Chine et de l’Extrême-Orient, Editions Errance, Paris, 2010.

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