Septembre 2012 /216

Du maître au copiste, quand la technique fait la différence

Bruegel1Monter à l’étage de l’Institut royal du patrimoine artistique (Irpa, à Bruxelles) et soudain avoir l’impression d’entrer dans une casemate. L’accès y est filtré par des portes, blindées pour certaines, qui se franchissent vraisemblablement à l’aide de cartes magnétiques ou de codes secrets. L’endroit est bien gardé. Et c’est heureux : séjournent là, notamment, des oeuvres en cure de restauration. On les soumet également à des analyses physicochimiques. De celles qui permettent de différencier un original d’une simple copie, par exemple.

Pour le Pr Dominique Allart, du département de recherches “Transitions” sur le Moyen Age tardif et la première Modernité à l’ULg, et pour sa collègue de l’Irpa, Christina Currie, c’est dans cet antre que les secrets des tableaux réalisées par Bruegel l’Ancien ont été percés. 20 ans maintenant que ces deux passionnées décortiquent, dissèquent, autopsient l’oeuvre picturale de l’artiste flamand. Le résultat de ces longues années de recherche tient dans un vaste ouvrage en trois volumes gros d’un millier de pages, sorti récemment*. L’investigation scientifique menée par les deux expertes, basée sur des méthodes de laboratoire (dendrochronologie, spectrométrie Raman, XRF, SEM-EDX, réflectographie infrarouge), apporte un bagage nouveau de connaissances sur le peintre et fait sauter quelques-uns des mystères qui cadenassaient encore son oeuvre.

 Transmission post-mortem

Le mystère des innombrables copies que l’oeuvre du maître flamand a suscitées n’est pas le moindre. « A la fin du XVIe et dans la première moitié du XVIIe siècle, les collectionneurs d’art les plus ambitieux s’arrachaient les rares tableaux de Bruegel l’Ancien qui circulaient encore sur le marché. Un tel contexte était propice à l’apparition de copies et de pastiches », explique le Pr Allart. Une large partie d’entre ces copies, d’une fidélité rigoureuse, sont réalisées par Pierre Brueghel le Jeune. Talentueux mais peu créatif, le fils aîné de la famille se lance à corps perdu dans la copie des oeuvres de son père, montant un véritable business autour de l’art paternel. « Grâce à son atelier, dans lequel prévalait une organisation collective du travail, Brueghel le Jeune fut à même d’écouler sur le marché des centaines de copies. La qualité de celles-ci variait selon la clientèle ciblée : pour un résultat optimal, Brueghel le Jeune réalisait lui-même les copies ; autrement, il déléguait la tâche au sein de son atelier ou faisait appel à des sous-traitants. »

Dans sa pratique artistique, le fils de Bruegel fait preuve d’un mimétisme assez frappant vis-à-vis de son père, reprenant les mêmes matériaux et reproduisant les techniques, quand il pouvait avoir accès à l’original (« Dans Le Massacre des innocents, par exemple, les coups de pinceau et de brosse sont chez l’un et l’autre tout à fait identiques. »). Or, et c’est là que planait un autre mystère, l’aîné de la famille n’a que cinq ans lorsque son père décède. De plus, beaucoup de peintures de son père sont alors dispersées et donc inaccessibles. Jusqu’ici, la question de la transmission des savoirs restait sans réponse. « Après recherche, on a pu prouver que dans l’atelier de Bruegel l’Ancien, du matériel de travail, des modèles à l’échelle, avec des indications de couleurs, des cartons et des patrons sont restés à disposition après la mort du peintre. Leur précision était telle qu’ils permettaient, au besoin, de reproduire des tableaux à l’identique, même sans les avoir sous les yeux. Pierre Brueghel le Jeune s’est imposé comme l’héritier légitime de ce patrimoine artistique. » Pour le Pr Allart, la belle-mère de Bruegel, artiste elle aussi, a par ailleurs vraisemblablement été un chaînon important dans le processus de transmission et de formation artistique de son petit-fils.

Documents révélateurs

 Une autre découverte nous attend dans une des salles du deuxième étage de l’Irpa : la salle aux rayons X. A l’intérieur, un négatoscope éclaire les radiographies de deux versions du célèbre Paysage d’hiver avec trappe à oiseaux. L’une est un authentique de Bruegel l’Ancien, l’autre est une copie du fils. Passées aux rayons X, les oeuvres sont relativement proches, mais à les examiner de plus près, des différences apparaissent, discrètes tout en étant significatives. C’est surtout la réflectographie infrarouge qui apporte les informations les plus frappantes. Un bout de leur histoire, en quelque sorte.

Ici, le tableau représente un paysage enneigé traversé par une rivière transformée en patinoire sous l’effet du gel et sur laquelle s’amusent une ribambelle de personnages. A l’horizon, la ville d’Anvers. En bas à droite, une trappe à oiseaux. « C’est cet élément qui concentre généralement l’attention des observateurs, car on lui attribue une portée symbolique très forte, avance le Pr Allart. Or, dans le dessin sous-jacent de l’original, visible en infrarouge, il est tout simplement absent. Bruegel ne l’a pas prévu au départ ; il l’a imaginé et inséré ultérieurement, au moment de peindre son oeuvre. » La découverte est surprenante. C’est également le dessin sous-jacent qui permet de différencier l’authentique de la reproduction : « Le premier des deux dessins révèle en effet des hésitations, des tâtonnements qui trahissent la démarche créative ainsi que le coup de crayon du créateur, plein de spontanéité. Le deuxième dessin est quant à lui exécuté sans détours et sans repentirs. Il fait preuve d’une grande précision, il est un peu scolaire. Enfin, il reproduit textuellement le prototype dans son état ultime et définitif, avec la trappe à oiseaux. C’est une copie. » L’analyse est sans appel.

D’autres découvertes, comme cette analyse qui a clos la fameuse controverse autour de l’exemplaire de La Chute d’Icare acquis en 1912 par les Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique et dont l’authenticité a été réfutée, sont à découvrir dans cet ouvrage dont le point d’orgue pourrait finalement être “Mieux comprendre le père à travers le fils”. Ou comment retourner l’adage “tel père, tel fils”.

Michaël Oliveira Magalhaes

* Christina Currie et Dominique Allart, The Brueg(H)el Phenomenon. Paintings by Pieter Bruegel the Elder and Pieter Brueghel the Younger with a Special Focus on Technique and Copying Practice, Scientia Artis 8, Institut royal du patrimoinartistique, Bruxelles, 2012, 1062 p., 3 vol. (diffuseur : Brepols Publishers,Turnhout).

Le Pr Dominique Allart et Christina Currie donneront une conférence : “Dans l’atelier desBrueg(h)el père et fils. Pratiques d’un créateur et de son copiste”. Dans le cadre du cycle de conférences organisé par le département de recherches “Transitions sur le Moyen Age tardif et la première Modernité, le mardi 16 octobre à 18h, à la salle Gothot,place du 20-Août 7, 4000 Liège.

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