Octobre 2012 /217
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4 questions à Bruno Schiffers

Bruno Schiffers dirige, depuis 2004, le laboratoire de phytopharmacie au sein de l’unité “analyse qualité risque” de Gembloux Agro-Bio Tech-ULg.

SchiffersBrunoLe 2 octobre dernier, à l’occasion de la cérémonie d’ouverture de l’année académique 2012-2013, Bruno Schiffers a donné une leçon inaugurale très remarquée, intitulée “Les pesticides ou le mythe de Prométhée revisité”. La particularité de ce phytopharmacien est de ne pas s’être contenté d’un parcours académique classique, fait de recherche et d’enseignement. Outre plusieurs années passées à travailler en collaboration avec les firmes phytopharmaceutiques, il a longuement arpenté, notamment comme formateur, le terrain africain et asiatique, des régions où l’emploi des produits phytos pose de nombreux problèmes. Cette expérience très multiple, qui s’est conjuguée avec son entrée en 2005 au comité scientifique de l’Agence fédérale pour la sécurité de la chaîne alimentaire (Afsca), lui autorise une vision particulièrement critique sur la place actuelle et future des pesticides parmi les moyens de production de notre alimentation.

Le 15e jour du mois : Les critiques à l’égard des pesticides ne sont pas neuves, notamment quant à leur persistance dans l’environnement. Pourquoi y revenir maintenant ?

Bruno Schiffers : Ces dernières années, la recherche a énormément progressé et les méthodes d’approche du risque ont évolué. A tel point que selon moi les produits phytopharmaceutiques, sous leur forme actuelle, sont condamnés à disparaître, peut-être plus rapidement qu’on ne le pense couramment. Lorsque les autorités françaises, le printemps dernier, ont décidé de classer la maladie de Parkinson comme maladie professionnelle pour les exploitants et les ouvriers agricoles, gros utilisateurs de pesticides, c’était loin d’être une surprise sur le plan scientifique. En effet, le lien entre de telles maladies neurodégénératives et les organophosphorés avait déjà été étudié en 1994, puis en 1999 et en 2006, avec – déjà – des résultats probants. La seule surprise, c’est peut-être la lenteur de la décision… Ce n’est qu’un exemple, mais il est la preuve d’une sorte d’emballement qui fait que, grâce à des méthodes d’analyse et de détection toujours plus sophistiquées, les effets préjudiciables à l’environnement et/ou à la santé humaine peuvent de plus en plus difficilement être contestés. Les dernières recherches toxicologiques démontrent aussi que la notion de “seuil” est dépassée et que, même en quantité infinitésimale (on parle d’“état de trace”), des produits toujours plus nombreux sont reconnus capables de perturber l’organisme et/ou l’écosystème et de s’accumuler dans la chaîne alimentaire. Et je ne parle même pas, ici, des effets multiplicateurs liés aux cocktails de produits chimiques présents dans notre environnement…

Le 15e jour : Mais, sur les 800 à 1000 matières actives agréées dans les années 1990, seules 250 à 300 bénéficient encore, à l’heure actuelle, d’une autorisation. N’est-ce pas le reflet d’une surveillance accrue ?

B.S. : Il est incontestable que les demandes d’homologation d’il y a 30 ou 40 ans, qui tenaient sur à peine quelques pages, sont aujourd’hui remplacées par des dossiers extrêmement documentés et coûtant des dizaines de millions d’euros aux firmes demandeuses. On peut saluer, à cet égard, l’énorme effort engagé par les autorités européennes. Mais on oublie de préciser que de nouvelles molécules, certes moins nombreuses, ont remplacé les anciennes. Or, malgré tout ce qu’impose la réglementation communautaire (qui met parfois tellement de temps pour se traduire dans les droits nationaux), l’approche toxicologique habituellement utilisée pour caractériser le danger pour l’utilisateur de pesticides s’avère défaillante, notamment quant à la fiabilité de notions comme l’AOEL (le niveau acceptable d’exposition de l’opérateur) et le NOAEL (c’est-à-dire la dose en-dessous de laquelle aucun effet n’est observable chez l’animal)*. En effet, pour les substances qui ont un impact cancérigène et génotoxique, on ne peut pas définir de “dose seuil”. Par ailleurs, l’évaluation du risque ne porte en général que sur la substance active du pesticide et non sur l’ensemble de sa formulation qui peut compter des solvants et des adjuvants toxiques. Ensuite, la plupart des études sur animaux sont menées par voie orale, alors que l’exposition des utilisateurs se fait surtout par la peau. De plus, l’AOEL dérive d’études subchroniques étalées sur 90 jours, soit une période censée correspondre à l’exposition au produit d’un travailleur ou d’un entrepreneur agricole. Mais c’est beaucoup trop peu ! Les effets d’expositions répétées à de très faibles doses, mais sur des périodes beaucoup plus longues, ne sont pas évalués.

Le 15e jour : Vous êtes également critique sur les modèles utilisés pour évaluer l’exposition des utilisateurs de pesticides.

B.S. : Ils datent d’au moins 20 ans et sont très théoriques. Etant donné l’extrême diversité des conditions réelles d’utilisation des produits par les agriculteurs, ces modèles reposent sur l’introduction de données par défaut : par exemple, “x” heures de chargement et de mélange du produit, “x” heures d’application, telle superficie traitée, telle culture, tel type de vêtement de protection, etc. Or les enquêtes in situ, menées par mon laboratoire depuis plus de dix ans tant en France et en Belgique qu’en Afrique et en Thaïlande, montrent un écart considérable entre les situations évoquées dans ces modèles et les situations réelles de travail. Les firmes se dégagent de toute responsabilité en rappelant que l’utilisation de leurs produits doit s’opérer dans des conditions de sécurité optimales (ventilation, port de gants et d’un masque, etc.). Mais chacun sait pertinemment que ces mesures ne sont pas respectées au Sud comme au Nord !

Le 15e jour : De là à pronostiquer la disparition des pesticides…

B.S. : Entendons-nous bien : la protection des cultures, qui a toujours existé, va, elle, bien évidemment persister. Mais la balance coûts/bénéfices des pesticides est de plus en plus difficile à justifier aux yeux de la société. Un nouveau modèle de gestion des risques, moins technocratique et réductionniste, est à inventer. Contrairement à ce que prétendent les firmes, les pesticides ne seront pas des acteurs clefs pour nous aider à relever les défis alimentaires et démographiques de la planète. L’avenir est plutôt à de nouvelles molécules capables de renforcer les mécanismes naturels de défense des plantes (les découvertes d’“éliciteurs”, ces deux ou trois dernières années, sont très prometteuses) et, surtout, à l’exploration de pratiques agricoles plus écologiques, plus sophistiquées, capables d’assurer des rendements à l’hectare tout à fait remarquables.

Propos recueillis pas Philippe Lamotte
Photos : J.-L. Wertz

* AOEL : Acceptable Operator Exposure Level. NOAEL : Non Observable Adverse Effect Level.

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