Novembre 2012 /218

Cohabitation

Prenant à rebours nos a priori séparant clairement la nature et la culture, les animaux nous montrent que le sauvage peut faire irruption en ville et s’y installer.
Mais comment les hommes et les animaux entrent-ils en relation ? Comment construisent-ils leur vie au quotidien ? Les controverses sont nombreuses sur la façon d’appréhender la présence de l’animal dans un contexte urbain et rural : les conceptions des scientifiques et naturalistes amateurs diffèrent des opinions des éleveurs et chasseurs ; industriels et ornithologues ont parfois des vues différentes sur le développement durable d’une région.
Eléments de réponse avec Lucienne Strivay, chargée de cours en anthropologie de la nature (faculté de Philosophie et Lettres), et François Mélard, chef de travaux au département des sciences et gestion de l’environnement (faculté des Sciences, site d’Arlon).

Le 15e jour du mois : Est-ce si fréquent d’apercevoir des animaux non domestiqués en ville ?

StrivayLucienneLucienne Strivay : Beaucoup plus fréquent qu’on ne le pense! Les témoignages et les anecdotes abondent si on y prête attention. Renards, sangliers, lapins… Les réactions face à ce phénomène sont multiples mais se résument souvent à deux options : soit les hommes acceptent un relatif partage du territoire, voire l’encouragent, soit ils prônent l’éradication des intrus. Pourtant, les animaux qui s’installent en ville ont délibérément choisi cet espace où les déchets de nourriture abondent et où il est difficilement praticable de recourir à des tirs, de poser des pièges ou des appâts empoisonnés. Mais ce déménagement nous en apprend en fait beaucoup sur nous-mêmes, Sur nos peurs, sur nos émerveillements, sur nos compétences à la cohabitation et leurs styles.

Le 15e jour : Vous avez récemment publié une étude sur le renard... *

L.S. : A Bruxelles et à Londres (mais aussi à Lausanne, Zurich, Paris ou Berlin), le renard s’est installé spontanément au cours du XXe siècle. Plaisir pour les yeux, sa taille et sa couleur ne lui permettent pas de passer inaperçu : la rencontre inopinée d’un renard empruntant un escalator de métro ne laisse pas de marbre !

Bien sûr, sa présence suscite des réactions contrastées, qui vont de la crainte (ne risque-t-il pas d’agresser ou de nous transmettre des maladies ?) à la séduction (certains avouent lui distribuer de la nourriture, lui donnent des noms). L’université de Bristol qui s’est spécialisée dans l’étude du comportement du renard urbain note qu’il s’adapte remarquablement bien à ce nouvel environnement : il peut perdre son caractère farouche jusqu’à accepter de manger dans la main et ronronner sur les genoux. Il modifie son alimentation et son comportement, vit dorénavant en meute avec dominants et subalternes. Ainsi bouleverse-t-il nos certitudes et prend-il à défaut nos a priori séparant nature et culture, sauvage et domestique.

Le 15e jour : Sa prolifération ne pose-t-elle pas quelques problèmes ?

L. S. : Les renards ont surtout montré qu’il ne faut pas espérer les détruire. L’autorégulation de leur population est telle que, plus la mortalité est forte, plus les portées suivantes seront nombreuses. La seule façon de limiter le nombre de renards en ville impose de diminuer les ressources alimentaires. Il faut donc modifier nos comportements et équipements urbains (tris rigoureux, containers étanches, etc.), ce qui ne va pas nécessairement de soi. « A la juste place de l’animal correspond une juste conduite des hommes. » C’est un nouvel équilibre qui se dessine dont nous ne détenons pas totalement la maîtrise. C’est le renard qui pose les règles du jeu et nous amène à réagir. L’animal nous oblige à un aller-retour réflexif où nous devons apprendre à décloisonner notre propre humanité. En somme, il nous aide à nous construire.

* Lucienne Strivay et Valérie Mathieu, “Le renard qui passe… Comment vivre avec le sauvage en ville”, Le Vivant en Ville : Partager l’espace, vivre ensemble, vers d’autres possibles... IIIe symposium international, Lyon, VetAgro Sup et Ville de Lyon, 2012.

Le 15e jour du mois : En 2008, des promoteurs ont fait savoir qu’ils souhaitaient installer des éoliennes le long de l’autoroute E411 sur la commune de Habay. Quelle a été votre réaction ?

MelardFrancoisFrançois Mélard : Promouvoir les énergies alternatives est certainement, dans le contexte du réchauffement climatique, une excellente idée. Cependant, il faut aussi veiller à la biodiversité de notre région et les éoliennes peuvent constituer une menace sérieuse pour la survie du milan noir et plus encore celle du milan royal, espèce protégée en Gaume.

Comment concilier énergie durable et sauvegarde de la biodiversité dans ce cas ? Lucéole, coopérative citoyenne éolienne dont je fais partie, a tenté de répondre de manière originale à la question en instaurant un dialogue entre des ornithologues locaux (Aves-Natagora) et internationaux sur la question de la coexistence des milans royaux et des éoliennes*. Face aux tenants des éoliennes, les ornithologues locaux rappellent que le milan royal est un rapace de grande taille qui vit en milieu agricole, souvent à proximité des villages. C’est un charognard très utile surnommé “éboueur des villes”. 95% de cette espèce vit en Europe et l’on sait qu’elle est en décroissance et en voie de disparition. Pour de multiples raisons, le milan royal est plus vulnérable face aux éoliennes que la plupart des autres espèces. Ces considérations ont été prises au sérieux par les industriels et les habitants.

Le 15e jour : La cohabitation sera-t-elle possible ?

Fr.M. : Selon des experts allemands et hollandais qui ont dû faire face au même défi, il faut permettre à l’oiseau de se nourrir sans risque et lui garantir un habitat adéquat pour qu’il y niche. Ce qui signifie d’une part, interdire la construction d’éoliennes dans les zones vitales pour les rapaces et modifier les pratiques agricoles aux abords des éoliennes. En effet, attiré par les rongeurs qui fourmillent dans les champs, le milan risque sa vie au contact des pales. D’autres solutions ont encore été avancées : atténuer les effets de la technique (en arrêtant par exemple les éoliennes durant la période de chasse des oiseaux) ou créer, loin du parc éolien, des emplacements qui attirent les milans, etc. L’installation des éoliennes sans dommage pour la biodiversité est à ce prix.

Ainsi la réflexion menée en commun entre des acteurs locaux et des experts internationaux a permis d’apercevoir la complexité du problème et de déboucher sur un monitoring des populations de milan afin de se constituer un état de référence. Suite à l’avis préalable remis par le Département nature et forêts, l’étude d’impact et la demande de permis prennent aujourd’hui comme hypothèse un parc de maximum huit machines. On est loin des 17 mâts imaginés initialement par Electrabel/Ecopex…

Propos recueillis par Patricia Janssens

* Un rapport, issu de ce colloque, permet de montrer les différentes facettes que pose la question de cette coexistence : www.luceole.be/coexistencemilan.pdf

|
Egalement dans le n°269
Éric Tamigneaux vient de recevoir le prix ACFAS Denise-Barbeau
D'un slogan à l'autre
Résultats de l'enquête auprès de "primo-arrivants" en faculté des Sciences
21 questions que se posent les Belges
Le nouveau programme fait la part belle à l’histoire de la cité
Panorama des jobs d'étudiants